Sisa Abu Daooh Banniere

«Le monde arabe est la région de la planète où l'homme a aujourd'hui le moins de chances d'épanouissement. A plus forte raison la femme», écrivait Samir Kassir.

Par Slaheddine Dchicha*

Le 22 mars 2015, lors d'une cérémonie peu banale, le président égyptien, Abdelfattah Al-Sissi a remis à Sisa Abu Daooh, une vieille paysanne habillée en tenue d'homme, la médaille de la «Mère travailleuse exemplaire».

Cette Egyptienne a dû pendant 43 ans renoncer à sa féminité et se travestir en homme, pour pouvoir gagner sa vie en travaillant dans les champs, en fabriquant des briques ou en cirant les chaussures à la gare de Louxor.

Le courage de cette femme, son sens du sacrifice et son dévouement extraordinaire pour sa famille ont touché les autorités égyptiennes au plus haut niveau et le président Abdel Fattah Al-Sissi a tenu à la décorer lui-même, en personne. Il lui a ainsi remis, en même temps que la médaille de la «Mère travailleuse exemplaire», la somme de 50 000 livres égyptiennes (6.000 euros), somme coquette étant donné le niveau de vie et le salaire moyen en Egypte.

La vie de cette Egyptienne de 64 ans est hors du commun, elle ressemble à un roman. Mais réaliste et douloureux. On ne peut pas d'ailleurs ne pas penser au roman de Tahar Ben Jelloun, ''l'Enfant de sable'', paru en 1985 aux éditions du Seuil, à Paris.

Al Sissi et Sisa Abu Daooh

Abdelfattah Al-Sissi remet à Sisa Abu Daooh la médaille de la «Mère travailleuse exemplaire».

L'écrivain marocain, inspiré par un fait divers, raconte l'histoire de Zahra dont le père ayant déjà sept filles, afin d'éviter le déshonneur de ne pas avoir un héritier mâle, décrète que son huitième enfant sera un garçon quel qu'en soit le sexe. Et c'est ainsi que Zahra est devenue Ahmed et que la supercherie de sa vie de garçon a été organisée par son imposteur de père avec la complicité d'un ordre social mensonger et hypocrite. Deux années plus tard, l'histoire aura une suite dans ''La nuit sacrée'' qui sera couronnée par le prix Goncourt en 1987.

Contrairement à l'héroïne du roman de Ben Jelloun, Sisa l'Egyptienne n'a subi aucune contrainte familiale, elle a agi en conscience et de son plein gré. En 1972, à la mort de son mari, elle s'est trouvée à 20 ans, démunie, sans ressource pour entretenir les siens. N'ayant aucun métier et refusant la mendicité à laquelle sont réduites traditionnellement les veuves dans la campagne d'Egypte, cette paysanne n'avait d'autre choix que de vendre sa force de travail. Afin de passer outre la mentalité rurale interdisant aux femmes de travailler, elle décide «d'être un homme, de (s)'habiller comme eux et de travailler avec eux dans les villages où personne ne (la) connaissait».

Et ni le prestige de la reconnaissance ni l'importance de récompense n'ont eu d'effet sur Sisa. Elle a déclaré vouloir continuer la même vie et n'avoir l'intention ni de se reposer ni de retrouver sa féminité. Pourtant, lors de cette vie «masculine», on imagine qu'elle a dû en entendre des vertes et des pas mûres de la part des mâles qu'elle côtoyait: le machisme, les histoires scabreuses, les fantasmes débridés d'hommes frustrés... ce qu'ils disaient et ce qu'ils pensaient de ses semblables, les femmes...

Il est trop facile de rester admiratif devant l'obstination de cette femme, il est trop commode de tirer la morale de cette histoire en se contentant d'un aphorisme existentialiste à la Simone De Beauvoir : «On ne nait ni homme ni femme, on le devient.»

Sans pour autant vouloir diminuer le mérite de cette mère-courage, sans pour autant vouloir banaliser cette vie hors du commun, il est légitime de s'interroger sur l'exceptionnalité de son parcours. Est-il si exceptionnel, est-il si rare, dans... les pays arabes?

Pays où l'autre, le différent, le minoritaire doit s'effacer en vivant caché, invisible, déguisé ou disparaitre.

Pays où les homosexualités sont criminalisées.

Pays où l'athéisme est interdit et puni de mort.

Pays où les convertis à d'autres religions que l'islam sont persécutés.

Pays où le conformisme, l'hypocrisie et la pression sociale obligent tout un chacun à se déguiser et à se travestir.

Faut que les Saoudiennes se déguisent en hommes pour pouvoir conduire une voiture?

*Universitaire.

{flike}