En réussissant la réconciliation nationale, à laquelle il a appelé le 20 mars 2015, Caïd Essebsi réussira là où ont échoué Bourguiba et Ben Ali : parfaire l'unité nationale.
Par Dr Mohamed Sahbi Basly*
Être ingrat n'est pas Tunisien, mais tous les peuples le sont envers leurs dirigeants. Tous les dirigeants de ce monde vous le diront. Qu'ils soient américains ou européens, arabes ou asiatiques, juifs, chrétiens ou musulmans, tous sont des êtres humains et se comportent de la même manière face à l'autorité et la chose publique.
Le peuple tunisien, lui, a toujours été ingrat et ne fait donc pas exception à la règle.
A la solde de Bourguiba et Ben Ali
Lorsque Bourguiba était au pouvoir, tout le monde l'a glorifié, idolâtré et servi, ce qui a fait dire à un illustre journaliste français, pourtant admiratif de Bourguiba, que Dame Tunisie «s'est toujours prostituée pour un seul homme».
Puis vint Ben Ali, on l'a acclamé, glorifié, puis servi presqu'autant, oubliant au passage Bourguiba et ses bienfaits à la nation tunisienne. Tous ses disciples – mis à part sa famille et quelques fidèles, connus de tout le monde – se sont abstenus de parler de lui, comme le peuple d'ailleurs et tous les médias de l'époque, par omission ou tout simplement par lâcheté... par peur disent ils. Ils n'ont retrouvé voix pour les moins scrupuleux d'entre eux qu'après le 14 janvier 2011 pour en faire le symbole d'un combat politique inutile pour la Tunisie du 21e siècle, supposée regarder vers l'avenir.
Oui, nous avons vénéré Bourguiba et continuons à le faire. Étant moi-même un pur produit de la Tunisie indépendante de Bourguiba, je revendique mon appartenance à cette génération. Mais Bourguiba avait commis une erreur, lorsqu'il a décrété sa présidence à vie.
Oui nous avions servi notre pays et la république sous Ben Ali. C'est également une motivation de fierté, mais Ben Ali avait commis une erreur aussi lorsqu'il a modifié la constitution en 2002 pour bénéficier d'un nouveau mandat électoral.
La question essentielle que nous devons nous poser en avril 2015 est celle de savoir quel héritage souhaiterions nous, nous autres Tunisiens, garder des deux règnes, ceux de Bourguiba et de Ben Ali, pour les générations futures? Allons nous continuer à nous voiler la face et persévérer dans le dénigrement de notre propre histoire, ou nous complaire indéfiniment à comparer, de manière certainement subjective, deux générations politiques qui ont essayé, chacune à sa manière, de servir la république et son peuple, avec ses qualités et ses défauts, ses échecs et ses succès? Mais là n'est plus la question...
Siffler la fin de la récréation post «révolutionnaire»
C'est pour cette raison qu'en appelant à la réconciliation nationale, à la date hautement symbolique le 20 mars 2015, le président de la république Béji Caïd Essebsi, premier président élu au suffrage universel et démocratique dans l'histoire moderne de la Tunisie, a voulu rompre avec ce cercle vicieux cité plus haut. La raison d'Etat l'obligeait à siffler la fin de la récréation post «révolutionnaire». La Tunisie a besoin de calme et de sérénité. Elle a, un moment, perdu sa sécurité et sa souveraineté nationale. Elle a presque oublié ses repères. Il était temps de remettre les choses dans le bon sens et cela ne sera et ne pourra être possible qu'à travers une véritable réconciliation nationale, qui garantira l'union nationale et fera des Tunisiens un peuple lucide et de la Tunisie un pays démocratique et émergent, économiquement et socialement .
Oui la réconciliation nationale est le remède adéquat pour cette petite nation meurtrie, qui ne distingue plus le bien du mal, le vrai du faux, manipulée qu'elle a été souvent par une classe politique à l'agenda souvent dissimulé cherchant à assouvir des ambitions personnelles, partisanes ou corporatistes.
Oui, la réconciliation nationale est plus que nécessaire, parce que les erreurs commises avant le 14 janvier 2011, et elles sont nombreuses, n'ont d'égales hélas que celles commises après cette date, et pour que l'histoire ne soit pas un éternel recommencement, il faut rompre un jour ce cercle infernal de la mise à mort économique et politique d'un pays aux ressources naturelles fort limitées.
Oui la réconciliation est la voie de la sagesse, parce que l'union nationale est seule garante de la solidité du socle de l'Etat-nation que nous souhaitons renforcer, après avoir réussi l'examen de la diversité politique et idéologique, pour pouvoir vivre ensemble.
Oui la réconciliation est le futur de la Tunisie, pas seulement parce que ce pays a besoin de toutes ses ressources humaines et de toutes ses générations, lui qui a investi plus de 60 années dans l'éducation et la santé. Elle constitue aujourd'hui un objectif essentiel, et nous devons prendra soin de lui donner un contenu politique.
Réconciliation nationale et pacification de la vie politique
Au-delà de l'effet d'annonce, on ne doit pas omettre de préciser les deux principaux fondements d'une telle initiative, qui doivent être la pacification de la vie politique d'une part et la consécration de l'Etat de droit d'autre part.
Ce n'est certainement pas l'Instance Vérité et Dignité, chargée de mettre en route la justice transitionnelle, et dirigée par une personne qui a du mal à être impartiale (Sihem Bensedrine, Ndlr), qui est le moyen adéquat pour la révélation de la vérité et la réconciliation préconisées par le chef de l'Etat dans son appel du 20 mars 2015.
La peuple doit d'abord connaître la vérité, non pas de la bouche des politiques, que les médias ont propulsé sur les devants des plateaux de télévision et dans les colonnes de nos journaux, car ils ne la détiennent certainement pas, mais de la bouche d'une justice indépendante et consacrée à cette unique tâche, qui est de rendre des verdicts justes sanctionnant les vrais coupables, ceux qui ont pillé, tué ou bafoué les lois de la république et les intérêts de la nation tunisienne.
La «troïka» (l'ancienne coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr) a refusé, à dessein, de s'engager dans ce devoir de vérité pour des raisons strictement politiques et connues de tous.
En appelant à la réconciliation nationale, le président Caïd Essebsi souhaite s'engager dans la voie du devoir de vérité, sans détour, vis-à-vis du peuple tunisien et de son histoire, pour finalement consacrer sa réconciliation avec son identité tunisienne.
Certaines voix se sont déjà opposées à cette initiative, voyant en elle une tentative d'absolution des crimes et atteintes commises, ici et là, mais tout en sachant pertinemment qu'il n'en est rien, ils continuent de bercer nos soirée télévisuelles par leurs contrevérités.
Consolider la culture de l'alternance
Cependant, le président de la république a commencé à mettre en route cette approche, en recommandant notamment la formation d'un gouvernement de large coalition politique. En intégrant, notamment, le parti Ennahdha au pouvoir, son but n'était pas uniquement de bénéficier d'une large majorité à l'Assemblée des représentants du peuple... En procédant ainsi, il a réussi là où Bourguiba et Ben Ali ont échoué, à savoir intégrer, de manière définitive et irréversible, la mouvance islamiste dans le paysage politique tunisien, et la faire admettre comme une composante importante de l'échiquier politique tunisien, en partant du simple fait que ce sont des Tunisiens et que, dans la Tunisie démocratique d'aujourd'hui, chacun a le droit de s'exprimer socialement et politiquement, à condition de respecter les lois de la république et les règles de la démocratie. Bourguiba et Ben Ali ont voulu combattre les islamistes et les exclure du débat politique; ils ont tous les deux échoué et sont partis, alors que le mouvement Ennahdha est resté.
Le président de la république a donc de bonne raisons d'appeler à la réconciliation nationale, et cela m'amène à espérer, avec la conviction de celui qui a eu le privilège de côtoyer de près Béji Caïd Essebsi, qu'il réussira également là où Ben Ali et Bourguiba ont échoué, à savoir préparer d'ores et déjà sa succession dans cinq années, pour mettre la Tunisie à l'abri de l'inconnu et parfaire le socle de la démocratie tunisienne et consolider la culture de l'alternance qu'il a inauguré, lui-même, en cédant le gouvernement aux vainqueurs des élections du 23 octobre 2011
* Ancien diplomate.
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