Entre la banalisation du système autoritaire de Ben Ali et les potences et camps de rééducation, il y a une 3e voie pour une vraie «réconciliation nationale»... démocratique, participative et publique.
Par Moncef Ben Slimane*
Dans un passage de son discours à l'occasion de la célébration de la fête de l'indépendance, le 20 mars 2015, le président de la république appela à tourner définitivement la page du passé, à faire la «réconciliation nationale» en vue d'une «unité nationale», condition nécessaire pour relancer la croissance économique du pays et gagner la guerre contre le terrorisme.
Ce passage du discours du président remit à l'ordre du jour la question de la rupture définitive avec le système autoritaire passé, une cette page honteuse et scabreuse de notre histoire.
Deux manières de «tourner la page du passé»
Que les Tunisiens s'interrogent quant à la volonté réelle des élites politiques et des gouvernements successifs de réaliser ce tournant décisif, ceci ne fait aucun doute. Et comment le leur reprocher quand on constate le sort réservé à l'article 167 par l'ANC; la mise en place d'une Instance Vérité et Dignité (IVD), dont la neutralité et la crédibilité posent problème; le retour aux «affaires» des dirigeants de premier plan du RCD, l'ex-parti au pouvoir dissout, et du régime déchu, de surcroit caressés dans le sens du poil par certains partis et médias; l'extraordinaire clémence des tribunaux, qui ont eu à juger les parrains du clan Ben Ali-Trabelsi; ou encore l'imposture sémantique qui cherche à faire régner la confusion entre justice pénale et justice transitionnelle, entre délinquants de droit commun et responsables politiques.
Si l'atmosphère de confusion actuelle continue, et le temps faisant son effet, le risque est que «tourner la page du passé» prenne la forme d'une opération médiatico-politique qui aboutirait à ce que le régime de Ben Ali et ses caciques s'en tirent à bon compte avec, en prime, la bonne conscience d'avoir impunément foulé au pied l'honneur de la Tunisie et la dignité des Tunisien(ne)s.
Pour les citoyennes et citoyens qui croient que notre pays et son peuple méritent un meilleur sort, c'est-à-dire respect, dignité et régime démocratique, deux manières de «tourner la page du passé» se présentent à nous:
- soit baisser les bras devant la banalisation rampante du système autoritaire de Ben Ali, en se disant qu'il est dans l'ordre naturel des hommes, de l'histoire et de la politique. Les Tunisien(ne)s ont voulu de la dictature, ils l'ont eue!;
- soit rétablir les victimes de la dictature dans leur droit à une justice morale, à une justice rétributive pour dire au «bourreau» d'hier le front haut : «Plus jamais ça!» Et nul besoin de potences ou de camps de rééducation pour exorciser les démons de la tyrannie.
Ni impunité totale ni chasse aux sorcières
Les tenants du premier scénario œuvrent évidemment pour la banalisation de l'autoritarisme en se réfugiant derrière l'argument de la responsabilité collective. Une légitimation de l'arbitraire aboutissant à une disculpation du RCD et de Ben Ali par collectivisation de la faute.
Autrement dit, les Tunisien(ne)s auraient été plus ou moins complices du dictateur. Cette façon de voir le passé de notre pays est vraie et fausse à la fois.
VRAI pour le président de cellule du village, le «omda» ou le chef de service du ministère X ou Y. Les petits agents et exécutants du régime du 7-Novembre peuvent user de l'argument de «J'exécutais les ordres». Ils ne sont pas, d'une certaine manière, responsables de la dictature et de ses exactions au sens où ils y participaient inconsciemment et lâchement. Leur «irresponsabilité politique relative» est en quelque sorte une circonstance atténuante.
FAUX pour les plus hauts-dirigeants du RCD, de l'Etat et, probablement, des organisations nationales et institutions financières. Si les premiers, les petits Ben Ali, ont obéi, les seconds ont consenti, soutenu et mis en œuvre une politique en pleine connaissance de cause. C'est toute la différence entre le compromis et la compromission avec un régime autoritaire au service d'une organisation mafieuse.
Par conséquent, la priorité pour la Tunisie respectueuse des espoirs nés un 14 janvier 2011 est de juger un système politique. Non point pour engager une chasse aux sorcières, mais plutôt pour protéger une transition démocratique fragile, en équilibre instable donc réversible à chaque moment. Il suffit de voir les transitions des républiques de l'est européen pour comprendre que toute dictature attend toujours l'heure de son retour sur le seuil des démocraties naissantes.
Pour cette raison, je dirais plutôt «faire table rase du passé» que «tourner la page du passé»; même si ce mot d'ordre est un peu dépassé par l'histoire. Et pour réussir, une volonté politique franche et forte de nos dirigeants et une société civile mobilisée sont incontournables. On pourrait alors espérer voir une justice transitionnelle plus dynamique et une IVD au dessus de tout soupçon, commencer à accomplir leur véritable mission: mettre le doigt sur les causes profondes de 30 ans de désagrégation éthique et politique de notre pays.
La «réconciliation nationale» à la Tunisienne deviendrait alors un processus démocratique, participatif et public, une sorte de thérapie administrée à notre pays afin d'en extirper à la racine le syndrome de l'arbitraire et de l'autoritarisme. Une réconciliation dont nous pouvons tous être fiers comme nous le sommes aujourd'hui d'une révolution qui n'a sombré ni dans la guerre civile, ni dans les liquidations.
*Professeur universitaire, président du réseau Lam Echaml.
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