En raison du laxisme des autorités, de nombreuses mosquées de Djerba, fleuron du patrimoine architectural national, sont en perdition et en proie aux dérives fanatiques.
Par Naceur Bouabid*
Le musée du Patrimoine traditionnel et la Zaouia de Sidi Zitouni qui le jouxte abriteront, le 18 avril courant, une exposition dédiée aux mosquées de Djerba. Après le Club Tahar Haddad à Tunis, en juillet 2014, et l'Université Libre de Carthage, en novembre de la même année, l'exposition «Mosquées de Djerba» débarque dans l'île des Lotophages pour y élire domicile, du 18 avril au 18 mai, dates coïncidant avec la célébration du Mois du Patrimoine.
A cette occasion, et en marge du vernissage de l'exposition, le professeur architecte américain Stanley Ira Hallet, auteur de l'exposition, donnera une conférence consacrée à «L'architecture des mosquées de Djerba et l'habitat berbère du sud tunisien».
Mosquée El-Bassi.
L'exposition est l'aboutissement d'un voyage d'étude mené à Djerba en 1989 par les étudiants de l'école d'architecture à l'Université Catholique d'Amérique accompagnés et encadrés par Stanley Ira Hallet, et qui a permis de répertorier et de faire des relevés des mosquées de l'ile.
Intérêt étranger, défiguration interne
Un tel choix porté sur Djerba et ses mosquées n'était pas pour prévaloir si le professeur Stanley Ira Hallet n'avait pas la conviction de satisfaire et donner à plaire; un tel voyage d'étude n'était pas pour avoir lieu sans la confiance en la pertinence de la matière, objet de l'étude, à proposer aux étudiants venus de très loin contempler, étudier et répertorier; une telle exposition itinérante n'était pas pour se produire, sans tout le bien qu'on dit des mosquées historiques de Djerba, constituant incontestablement une composante phare du patrimoine matériel bâti de Djerba, au nombre relativement élevé – Dr Riadh Mrabet dans sa thèse de doctorat en a dénombré 288, dont 256 sont à ce jour visibles –, et leurs particularités architecturales et esthétiques d'une rate beauté, qui ont valu à l'île le qualificatif périphrastique méritoire de l'«île des mosquées».
Mosquée El-Bassi.
Mais, cette conscience quant à l'originalité de l'architecture des édifices religieux, ce regard étranger admiratif, et cet engouement pour cette composante patrimoniale, au lieu de donner à réfléchir et à méditer aux autochtones, restent sans échos, loin d'être partagés par ces fortunés dépositaires de ce legs que sont les Djerbiens. Car, au lieu de veiller jalousement à la préservation de ces joyaux et à leur prémunition de toute intervention préjudiciable, certains penchent plutôt pour la marginalisation de ces structures séculaires à la faveur de la satisfaction de besoins douteux qu'ils jugent prioritaires.
La révolution du 14 janvier 2011 n'a fait qu'accentuer l'ampleur des dégâts et donner des ailes aux contrevenants pour agir à leur guise, pour certains en intervenant ignoramment sur le monument par des travaux d'expansion traduisant leur sens injustifié de la grandeur et de l'exubérance, tel le cas des mosquées Tajdidt à Fatou, Tlakin à Ghizen, Moghzel à Béni Maaguel, etc.; pour d'autres en se proclamant les maîtres des lieux et en assujettissant les fidèles habitués des lieux à leur diktat et à leur doctrine.
Avant le 14-Janvier, ces contrevenants n'avaient pas cette facilité d'agir, car toute volonté de restauration ou de réaménagement des mosquées historiques était alors obligatoirement assujettie à l'accord préalable de l'Institut national du patrimoine (INP) en coordination avec l'Association pour la sauvegarde de l'île de Djerba (Assidje) qui a été pour longtemps la gardienne du temple et un rempart infranchissable contre les tentatives de nuisance et de défiguration.
Aujourd'hui, l'Assidje continue d'être dans son rôle et de veille, alertant instantanément, à chaque outrage, qui de droit, mais à défaut d'autorité, des pouvoirs publics locaux, faute de volonté politique tranchante du temps de règne de la troïka, et en dépit des appels à répétition et des correspondances incessantes qu'elle adresse à toutes les parties concernées, les fauteurs persévèrent dans leurs forfaits, et les autorités dans leur laxisme aberrant. Il ne restait malheureusement à l'Assidje, aux avertis et aux inconditionnels du patrimoine que constater les dégâts et voir le mal proliférer.
Mosquée Fadhloun.
Les mosquées Fadhloun et El-Bassi en proie au fanatisme
Sauvée à temps de l'effondrement grâce aux interventions salutaires entreprises conjointement par l'INP, l'Anep et l'Assidje, en vue de sa restauration, la mosquée Fadhloun, datant du XIe siècle (Ve de l'Hégire), est aujourd'hui l'une des plus belles dans l'île. Sobre, rehaussé d'un minaret trapu et dépouillé, mais d'une rare beauté, elle se distingue, à l'instar des autres lieux de culte ibadhite exceptionnellement nombreux à Djerba, par l'équilibre des volumes, la modestie des matériaux mis en œuvre, l'économie des moyens et la fonctionnalité des espaces, tant internes qu'externes, contrastant avec cette fâcheuse tendance actuelle à la démesure et à l'exubérance.
Le monument a été placé depuis 2005 sous la tutelle de l'Agence de mise en valeur du patrimoine et de promotion culturelle (AMVPPC), qui l'a ouvert au public, pour devenir en si peu de temps le passage obligé de tous les visiteurs de l'île, étant situé en bord de route, donc facile d'accès. Mais, au mois de janvier 2011, des individus ont fait irruption dans la mosquée pour se proclamer les maîtres des lieux, déboulonnant au passage la plaque des tarifs et de l'horaire d'entrée, renvoyant le personnel de l'agence locale d'exploitation du patrimoine (2 guichetiers et un gardien) et reconvertissant le lieu en espace exclusif de prière. Depuis, le monument est interdit aux visites, pour les non-musulmans en particulier, une plaque ayant été vite apposée à l'entrée, stipulant en plusieurs langues : «Interdit d'entrer pour les non-musulmans».
Dotés d'un goût quasi inné pour la médiocrité et l'inesthétique, ces illuminés de circonstances n'hésitent devant rien pour intervenir sur le monument; ainsi, une toile de très mauvais goût a été installée à l'entrée de la salle de prière pour faire de l'ombre, et une salle pour les ablutions a été construite, mais combien incompatible avec l'harmonie ambiante des formes, combien en rupture avec la structure mère.
Joyau emblématique de l'architecture typique des édifices religieux ibadhites, la mosquée El-Bassi a connu à son tour des jours difficiles et son sort n'est pas encore scellé. Tombée entre les mains d'une bande de salafistes, semeurs diaboliques de la discorde au sein de la paisible communauté des fidèles du village de Oualagh, la mosquée n'est plus qu'un espace exclusif de prière et fief des adeptes du wahhabisme, interdit depuis lors aux visites.
Mosquée Fadhloun.
Ainsi, ce haut lieu de l'islam modéré, ce remarquable espace d'érudition et de savoir qui était assurément destiné à des jours meilleurs et dont les dépendances externes devaient abriter une exposition de maquettes annotées illustrant les spécificités de l'architecture des mosquées historiques de Djerba, échappe du contrôle et rame libre.
Ainsi, après avoir été tiré de l'anonymat dans lequel il sombrait, incessamment restauré depuis 2002 par l'Assidje avec le précieux concours de l'INP, de la commune de Houmt-Souk, du gouvernorat de Médenine et des descendants de la famille El-Bassi, après avoir été paré de tous les soins savamment administrés par les responsables de la restauration pour être dans la meilleure des formes qui sied à sa vocation et à sa réputation, voilà un autre fleuron du patrimoine architectural djerbien en perdition et en proie aux dérives fanatiques.
Dans le cadre des dernières mesures prises suite au lâche massacre du Bardo, une commission sécuritaire constituée localement a fait le tour de certains lieux, objets de soupçons, dont Fadhloun, et une réunion à son sujet devait se tenir, mercredi 15 avril, au siège de la délégation de Midoun. Est-ce le début de la délivrance?
* Président de l'Association pour la sauvegarde de l'île de Djerba.
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