Police Ph Mohamed Mdalla

A peine rendu public, le projet de loi portant répression des agressions visant les «forces armées» nationales a déjà fait couler pas mal d'encre... et de bave aussi.

Par Houcine Bardi*

Certains analystes politiques autoproclamés, dépourvus de la moindre décence (et honnêteté), se sont bizarrement empressés de prendre pour cible un des rares membres du gouvernement à s'être, très tôt, exprimé clairement contre ce projet de loi... pour ne pas le nommer le ministre (auprès du Premier ministre) chargé de la société civile et des institutions constitutionnelles.

Pour que notre propos ne prête pas à confusion, disons-le d'emblée et on ne peut plus clairement : ce projet de loi est non seulement mauvais, mais surtout très dangereux; sa lettre même et les intentions (à peine dissimulées) de ses commanditaires et de ses rédacteurs doivent être mis à nu et combattus par la plume et la parole; priorité à la force de l'argument et non l'inverse.

Des pouvoirs et des avantages exorbitants

De quoi s'agit-il en fait? D'une piètre «copie» précédemment rédigée du temps de la triste troïka (l'ancienne coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr), et plus précisément en 2012/2013; autrement dit, l'instigateur originaire de ce qui nous est présenté comme étant une réaction légitime (et à chaud) contre la recrudescence du terrorisme en 2015, n'est rien d'autre en réalité qu'un «héritage» d'Ennahdha, qui tentait alors d'amadouer les institutions policières et sécuritaires afin d'apparaître aux yeux des syndicats (de l'opinion publique également) comme un «fervent» défenseur de ces institutions, et repousser ainsi les accusations parfaitement justifiées portées à son encontre, de «laxisme à l'égard des extrémistes religieux», de noyautage islamiste du ministère de l'intérieur («entrisme»), de création d'un appareil policier/sécuritaire – à la solde des islamistes alors au pouvoir – parallèle à l'appareil officiel, etc.

À l'époque, souvenez-vous, les obscurantistes pensaient perdurer indéfiniment au pouvoir... Mais, comme le dit si bien le poète arabe classique, «les vents soufflent au mépris de ce que veulent les bateaux».

S'agissant du texte même du projet de loi, il appelle au moins les observations (préliminaires) suivantes :

- Aucune référence, même pas allusive, à l'autorité judiciaire pourtant gardienne des libertés fondamentales des citoyens dans tout État de droit véritablement démocratique;

- Une rupture caractérisée du principe (constitutionnel) d'égalité entre les citoyens; non seulement les «agents des forces armée» bénéficient du «monopole de l'usage des armes et de la violence légitime» pour assurer — en parfaite connaissance de cause — la paix sociale et la sécurité des personnes et des biens, au risque de leur vie en cas de besoin, ils détournent à travers cette loi ce qui leur est exceptionnellement consenti en faveur d'eux-mêmes, de leurs familles, et mêmes de leurs «logements, biens meublants, et moyens de transport...»!

- Une extension incommensurable du domaine de la protection (réclamée) qui va de «l'agent des forces armées» et de son conjoint jusqu'aux «personnes à charge», en passant par les ascendants, les descendants... Il ne manque plus que d'y inclure les voisins et les voisins des voisins... et pourquoi pas ceux des membres de leurs familles qui sont déjà passés à trépas...

- Les rédacteurs font preuve d'un nihilisme, pour le moins inquiétant : en dehors d'un renvoi partial tout autant que lapidaire au dispositif protecteur de droit commun (le Code pénal), la législation tunisienne est dédaigneusement dénigrée, alors même qu'elle est plus que satisfaisant en la matière, voire même suffisante et parfaitement équilibrée;

- L'instauration d'un devoir étatique d'indemnisation des «agents des forces armées», de leur conjoint, ascendants, descendants, personnes à charge «en vertu de la loi»... ainsi que (tenez-vous bien !) «leur lieu d'habitation et leurs moyens de transport...», sans prévoir le moindre prélèvement d'émoluments (sur les appointements des fonctionnaires concernés) pour financer une quelconque assurance ou caisse spéciale d'indemnisation... c'est l'Etat (c'est-à-dire vous et moi) qui devra tout payer !

- Pas le moindre mot sur les sources de financement de ce vaste champ d'intervention indemnitaire, d'assurance, de protection, et que sais-je encore! Il est seulement indiqué que «l'État peut se retourner contre les auteurs d'agressions» dont seraient victimes les agents concernés, pour se faire rembourser (sic !);

- Ces pouvoirs et avantages exorbitants (que veulent s'octroyer «les forces armées» alors même que les finances publiques et toute l'économie du pays bat de l'aile) ne sont mêmes pas circonscrits et limités dans le temps; de sorte qu'ils soient exceptionnels et ne durent que le temps que durera le fléau dévastateur du terrorisme islamiste; les rédacteurs et les commanditaires du projet de loi veulent en faire un dispositif pérenne, abstraction étant faite des circonstances et de la conjoncture... on ne s'y prendra pas autrement pour créer les conditions de possibilité d'un régime militarisé...

- La confusion délibérée entre deux statuts totalement distincts, et qui à notre sens n'est faite nulle part ailleurs, à savoir l'armée d'un côté et les forces de police de l'autre (Les arrêts de principe de la Cour de cassation françaises sont très instructifs à cet égard...)

- Ces pouvoirs exorbitants (qui dureront indéfiniment dans le temps !) ne sont même pas contrebalancés par un quelconque CODE DE DEONTOLOGIE DE LA POLICE ET DE L'ARMEE (ce que le projet de loi appelle «les forces armées»)! Alors que dans toutes les démocraties (qui se respectent) un pareil Code contraignant existe et prévient les abus d'usage «du monopole de la violence légitime» (à titre d'exemple, la France, la Belgique, l'Allemagne, l'Angleterre... et le Code de déontologie européen de la police....)

Si par malheur ce projet de loi réussit à passer à travers les mailles du filet parlementaire (l'Assemblée des représentants du peuple), les dégâts, en termes de libertés confisquées, seront quasiment incalculables :

- «L'autorisation préalable» de cette «autorité compétente» qui ne dit pas son nom (je vous laisse deviner de qui il s'agit) constitue un renversement extraordinaire du rapport PERMIS-INTERDIT; l'interdit étant par définition l'exception, il se transforme ici en PRINCIPE ! Circulez, il n'y a rien à voir! Le droit à l'information «aux chiottes»!

- Lorsque «les forces armées» interviennent en dehors de l'enceinte de leurs casernes et «autres établissements leur appartenant ou confiés à leur garde, protection, etc.», dans l'espace public ouvert à la circulation (lors d'une manifestation par exemple) il sera interdit de filmer; rangez vos caméras et autres smartphones cela pourrait vous coûter des mois, voire même des années d'emprisonnement ...

Songez à la vidéo récente dans laquelle on voit un «flic blanc» tirer comme un lapin un citoyen noir américain... hé ben vous n'aurez pas le droit de filmer un pareil crime, car il s'agit du «périmètre d'intervention de la police»... et tant pis pour la justice !

- Tenez-vous bien ! la tentative de filmer, enregistrer, ou prendre des photos... est punissable; cela veut dire quoi? Un smartphone visible et dirigé vers «la zone d'intervention» ou vers l'agent constitue une tentative !

- Osez critiquer le «travail» de la police (ou de l'armée, ou de la douane ; le tout faisant «les forces armées» selon l'article 2 du projet de loi) ou son manquement aux règles déontologiques internationalement reconnues dans les Etats de droit, et vous serez passible des sanctions prévues en cas de «dépréciation» desdites forces !

La tentative est punissable

On pourrait multiplier les «traductions» concrètes de ce que pourraient être les applications in situ de ce projet de loi inique, on n'épuisera sans doute pas «ce qui se trame» dans la tête des rédacteurs du texte et ses «concepteurs». Aussi, nous reproduisons, à titre d'exemple, intégralement quelques articles ci-dessous, puisse cela interpeller la conscience collective des citoyens tunisiens pour faire barrage à la confiscation subreptice (qui s'annonce) de leurs droits et libertés fondamentales au nom de la sacro-sainte lutte anti-terroriste réduite à l'esprit Far West :

Article 7: Est soumis à autorisation préalable des autorités compétentes, l'usage des appareils photographiques et caméras cinématographiques, des téléphones et des moyens d'enregistrement tout autant que les récepteurs radiophoniques et télévisuels au sein des établissements policiers ou militaires ou sur les lieux des opérations policières ou militaires, les véhicules ou les unités de la marine ou des forces de l'air appartenant aux forces armées.

Est soumis également à l'autorisation préalable des autorités compétentes, toute diffusion de films ou d'images ou d'enregistrement vidéo ou audio qui ont lieu au sein des établissements appartenant à la police ou à l'armée ou dans les zones d'intervention de la police ou de l'armée, ou dans les véhicules ou unités de la marine et de l'air appartenant aux forces armées

Article 8 : Est puni de deux mois à deux ans d'emprisonnement toute personne qui contrevient aux dispositions de l'article 7 de la présente loi.

Article 12 : Sera puni de deux années d'emprisonnement et d'une amende de 15.000 dinars toute personne qui déprécie (calomnie) les forces armées dans l'intention de porter atteinte à l'ordre public.

Illustration: Ph. Mohamed Mdalla.

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