Tunisiennes

Les Tunisiens sont appelés à laisser de côté leurs querelles, intérêts personnels, corporatistes et régionalistes pour tenter de bâtir ensemble un nouveau pays.

Par Hatem Mliki*

Malgré les cinq années écoulées, la transformation de la Tunisie en république démocratique moderne demeure une œuvre complexe et difficile. D'un côté, il y a des acquis incontestables : pluralisme politique, liberté d'expression, élections transparentes et dynamique associative. De l'autre, on note malheureusement la régression économique, le déséquilibre budgétaire structurel, l'aggravation de la contrebande, la montée du terrorisme, le chômage, la pauvreté et, plus particulièrement, le désordre qui règne dans le pays.

La constitution de la nouvelle république, approuvée le 27 janvier 2014, a été bâtie autour de trois grands principes: la consécration des droits et libertés individuels et collectifs, la séparation des pouvoirs et l'adoption de la décentralisation comme mode de gouvernance des affaires locales et régionales. Malheureusement ce sont les deux premiers principes qui ont pris le dessus lors des 5 dernières années et n'ont permis qu'un changement plutôt superficiel et un impact assez réduit sur le quotidien des Tunisiens.

La décentralisation en question

Si les Tunisiens ne ressentent pas encore de changements dans leur vécu quotidien et assistent passivement à une dégradation de leur cadre de vie c'est parce que la complexe question de la réforme du système de gestion des affaires publiques au niveau local et régional tarde à venir. Cette question fondamentale est malheureusement encore loin d'intéresser les médias, les politiques, les intellectuels, les experts et les leaders d'opinion.

Bien que le chapitre 7 de la constitution, réservé au pouvoir local, soit le seul voté à l'unanimité, les collectivités locales sont toujours gérés par des structures provisoires et dépourvues des moyens humains et financiers et du cadre juridique qui leur permettent de s'acquitter convenablement de leurs tâches.

En conséquence, c'est nos services de proximité (route, éclairage, propreté...) qui se dégradent progressivement , que nos structures socio-collectives (écoles, lycées, hôpitaux, maisons de jeunes et de culture...) sont souvent dans un état lamentable, que des constructions anarchiques poussent comme des champignons, que des marchands informels avec des marchandises douteuses envahissent nos places, que les bouchons de circulation n'en finissent jamais et que plein d'autres phénomènes empoisonnent notre quotidien et nous empêchent, au bout du compte, de comprendre et sentir à quoi a servi cette révolution.

Pire encore nos villes sont trop loin de progresser. L'environnement général, surtout dans l'arrière pays, n'attire que le commerce informel, la contrebande et le terrorisme. Le chômage frappe notre jeunesse et une bonne partie de nos concitoyens sont encore laissés pour compte et obligés à affronter seuls la pauvreté, la cherté de la vie et la négligence des autorités locales, elles-mêmes abandonnées et négligée, et qui se cachent derrière le semblant d'autorité qu'un système fortement centralisé leur accorde charitablement.

Loin des querelles politiques et politiciennes et malgré les efforts d'une société civile qui tente vainement d'améliorer le comportement citoyen et de réajuster les décisions locales, la refonte du système de gestion des affaires locales et régionales doit faire sérieusement l'objet d'un programme national auquel tous le monde doit participer.

Révolte des régions Sidi Bouzid

Il faut consacrer la démocratie locale avec l'engagement citoyen d'une part et la redevabilité des autorités locales de l'autre.

Consacrer la démocratie locale

Malgré le consensus apparent sur la question de la décentralisation, ce choix sociétal est entouré de risques majeurs et peut être facilement détourné. Les élections locales et régionales censées faire naitre une base solide pour une démocratie locale représentative et participative peut sombrer dans le repositionnement des partis politiques et créer une paralysie locale et régionale au profit de tractations et compromis malsains au niveau central.

L'autonomie juridique des collectivités locales prévue par la constitution peut être détournée vers un système décisionnel fragmenté et dépourvu de toute finalité sauf celle de diviser le pays.

L'autonomie financière peut facilement se traduire par un gaspillage de ressources venant à bout de finances publiques déjà essoufflées.

Enfin la décentralisation, en elle-même, peut dévier de chemin pour s'orienter vers un partage incohérent du pouvoir décisionnel rendant la vie encore plus difficile pour les citoyens et empêchant l'Etat d'engager des programmes de développement cohérent et pertinent.

Une démarche saine doit non seulement éviter ces risques mais également réconcilier les différentes visions qu'on donne à la décentralisation. Cette dernière ne doit pas perdre de vue ses finalités, soit: primo, un moyen de consacrer la démocratie locale avec l'engagement citoyen d'une part et la redevabilité des autorités locales de l'autre.

Secundo, un facteur de développement local et régional améliorant sensiblement l'attractivité économique des villes en faveur de l'investissement et de l'emploi.

Tertio, un espace de dialogue et de participation inclusive de la population aux décisions locales et régionales.

Quarto, une affectation optimale des ressources mesurée par une amélioration objectivement vérifiable de la qualité et des coûts des services publics et par conséquent des conditions de vie de la population.

A présent, il est clair que ceux qui croient fermement que la Tunisie dispose des moyens d'y parvenir sont une minorité face à une large frange de la population gagnée par un désespoir justifié par les événements des 4 dernières années. Une masse à qui s'ajoute ceux qui croient que «ce peuple» n'est pas encore prêt pour la démocratie et ceux qui tentent de reproduire des schémas anciens enveloppés dans un semblant de liberté et maquillés par quelques articles, publications dans les réseaux sociaux et émissions de télé sans effets.

Ceci est un appel à tous les Tunisiens de laisser de côté, même provisoirement, leurs égos et intérêts personnels futiles pour tenter de bâtir ensemble un nouveau pays. C'est aussi un appel à notre classe politique pour se libérer enfin de ses anciennes querelles et de se poser, une fois pour toute, cette épineuse question: sommes-nous vraiment aussi démocrates qu'on le prétend? C'est aussi un appel aux groupes d'influence de tout genre de rompre avec le régionalisme et de déclarer leur allégeance à la nation. C'est enfin un appel à notre jeunesse de croire en l'avenir et de s'engager dans une longue marche vers la liberté et la démocratie.

* Consultant en développement.

{flike}