Brigade antiterroriste au Bardo Banniere

L'Assemblée doit user de son plein pouvoir pour rejeter sans ménagement l'infâme projet de loi de «surprotection des forces armées».

Par Houcine Bardi*

«Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux», disait Benjamin Franklin.

Selon le scénario fictif imaginé par les «contractualistes» (philosophes de la théorie du «contrat social», Hobbes, Locke et Rousseau), le passage de l'état de nature, synonyme de désordre, d'insécurité et de «guerre de tous contre tous», vers l'état civil, synonyme d'ordre, de sécurité et de paix, se fait par le renoncement consensuel des sociétaires à leur liberté absolue originaire au profit d'une autorité de commandement (au départ personne physique) qui leur assure sécurité, ordre et paix.

Le pouvoir arrête-t-il le pouvoir?

Hobbes se distingue de Locke et Rousseau par le caractère «unilatéral» de son contrat, en ce sens où le dépositaire de l'autorité de commandement n'est pas redevable envers ceux qui lui confient leur liberté, sauf à leur assurer l'ordre et la sécurité selon l'idée qu'il se fait des deux... D'où l'idée répandue que Hobbes soit le théoricien du pouvoir absolu.

Les deux autres philosophes ont une conception libérale et «synallagmatique» du contrat social; le détenteur du «monopole de la violence légitime» est tout autant impliqué dans l'instauration de la paix sociale comme dans la sauvegarde des libertés originaires (ou du moins la préservation de celles qui ne sont pas intrinsèquement incompatibles avec l'état civil...).

Il s'agit de : «Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant.» (Chapitre IV du Livre I du ''Contrat social'')

C'est ce dilemme majeur que Rousseau s'est attaché à résoudre dans son ''Contrat''.

Depuis lors, la solution pratique imaginée par les sociétés soucieuses de concilier sécurité et liberté a été d'adopter le système démocratique et d'encadrer l'exercice du pouvoir par des règles contraignantes, de sorte que «le pouvoir arrête le pouvoir» (Montesquieu) et que les citoyens ne puissent pas être «trop» exposés à l'arbitraire des gouvernants : c'est l'Etat de droit démocratique.

La surprotection des «forces armées»

La polémique provoquée par le projet de loi visant la surprotection des «forces armées» contre les agressions dont ils sont victimes procède d'une remise en cause du statut quo ante (corpus législatif actuellement en vigueur) qui ne va pas sans rompre gravement l'équilibre du dispositif mis en place au lendemain de l'indépendance.

Certains parmi nos concitoyens, effrayés à juste titre par les horreurs terroristes, y voient un «mal nécessaire», et acceptent – contraints mais en parfaite connaissance de cause – de renoncer à certaines de leurs libertés dans l'espoir d'obtenir un «gain de sécurité». Il faut, disent-ils, renforcer la protection de ceux qui assurent, de plus en plus souvent au prix de leur vie, notre propre sécurité, pour pouvoir lutter efficacement contre le terrorisme. La gravité de la situation et l'urgence d'éradiquer la violence armée des groupuscules jihadistes est «la priorité des priorités» actuellement en Tunisie, et toutes autres considérations, y compris les libertés, doivent s'effacer devant elle, ou être mises entre parenthèses...

On n'évoquera pas le cas de ceux qui ignorent tout de cet enjeu, et qui trouvent «parfaitement normal», sans autre explication, que les agents des forces armées puissent exiger de l'État la surprotection dont il est question. La représentation nationale, quant à elle, doit tout bonnement faire preuve d'un «vote utile et pragmatique» allant dans ce sens.

S'agissant des concernés eux-mêmes, c'est-à-dire «les forces armées», ils font preuve d'un esprit corporatiste des plus dangereux pour l'avenir (encore incertain) de la démocratie tunisienne naissante et pour l'État de droit encore balbutiant.

Il est vrai que d'autres corporations tentent également depuis «la révolution» de profiter de la faiblesse de l'État pour lui soutirer des avantages particuliers (parfois justifiées par des décennies de «maltraitance», souvent totalement égoïstes au vu de la situation du pays).

Néanmoins, ces revendications demeurent de nature civile (enseignants, éboueurs, simples ouvriers dans le secteur hôtelier, chantiers forestiers, etc.). Ce qui n'est pas le cas du projet de loi en débat.

Ici l'on se trouve en présence des détenteurs du monopole des armes! Qui plus est non pas de l'armée stricto sensu (ministère de la Défense) mais de la police essentiellement (ministère de l'Intérieur); différence colossale que les rédacteurs du projet de loi tentent avec une particulière mauvaise foi d'estomper en confondant savamment les deux; défendre le territoire national et sa souveraineté ne devrait jamais être amalgamé avec le maintien de l'ordre public interne et la sécurité des biens et des personnes! C'est là une doctrine universellement admise.

Disons-le sans détour ni faux-fuyants, il s'agit rien moins que d'un chantage au terrorisme visant à accroître au-delà du raisonnable (et de l'admissible) les prérogatives déjà fort importantes des «forces de sécurité intérieures» (c'est l'appellation employée dans la première mouture du projet de loi, qui sera changée en «forces armées» dans la version officielle). Et si tous les corporatismes émanent nécessairement du même état d'esprit égoïste qui fait peu de cas de l'intérêt commun, ses conséquences, elles, varient selon les potentialités de nuisance des corps considérés.

Les enfants de l'affreux Monsieur Hobbes

Tous les totalitarismes, absolutismes et autres dictatures, depuis les temps les plus reculés de l'histoire humaine, se sont fondés invariablement sur la peur du chaos et la recherche légitime de la sécurité (par les sujets/citoyens), pour finir par imposer – par la force des armes – leur tyrannie. Que l'on ne nous reproche pas, donc, la crainte parfaitement justifiée de voir le «Léviathan», une fois de plus, prendre des proportions annihilatrices des droits et libertés chèrement acquises.

Loin de nous la prétention de donner des «leçons» à quiconque, mais la lutte contre le terrorisme passe forcément par la lutte contre le fanatisme, l'intolérance, l'ignorance, la pauvreté, etc., lesquels objectifs nécessitent le renforcement des libertés et des droits (l'école et l'enseignement en général, l'accès à l'information, le développement de l'esprit critique, la diffusion des «lumières» pour combattre l'obscurantisme, la création de postes d'emploi, le renforcement de la protection sociale, etc.) et non leur limitation ou confiscation.

La lutte armée contre la barbarie terroriste (sans minimiser son importance capitale) se situerait alors au sommet de la pyramide que serait une stratégie globale d'assèchement des sources mêmes qui alimentent l'extrémisme religieux pourvoyeur d'obscurantistes jihadistes.

Alors ! Rousseau ou Hobbes?

Par un glissement grossier qui nous renvoie à la figure du «vice rendant hommage à la vertu», les rédacteurs du projet de loi de surprotection «des forces armées» tentent de «tirer profit» de nos peurs et craintes légitimes face au danger bien réel qu'est le terrorisme, pour s'octroyer «immodérément» des avantages illégitimes (on a envie de dire «immoraux») au prix de nos libertés (individuelles/publiques) et doits fondamentaux (constitutionnels aussi). Ce coût de la sécurité «promise» devient alors (c'est un euphémisme) incommensurablement excessif, et partant inacceptable.

Il se pourrait que les syndicats des forces de sécurité intérieures fassent du «Hobbes» comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Les nostalgiques de l'ancien régime tout autant que les commanditaires originaires (les islamistes d'Ennahdha) du projet de loi, quant à eux, savent pertinemment vers où ils veulent nous entraîner: vers un autoritarisme qui n'ose pas dire son nom, et pour cause ! Sinon pourquoi cette surprotection si effrontément revendiquée ne serait-elle pas limitée dans le temps, et ne durerait que le temps strictement nécessaire à l'éradication du fléau terroriste? Sauf à considérer, bien sûr, que celui-ci est une fatalité indécrottable, ce qui équivaudrait à un aveu d'échec dont on prendrait acte, au prochain vote, pour changer de gouvernants, l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) doit user de son plein pouvoir pour rejeter sans ménagement l'infâme loi et renvoyer les enfants de l'affreux Monsieur Hobbes à leurs bancs d'école... où ils apprendront à lire «La nouvelle Héloïse».

* Docteur en Droit, avocat au Barreau de Paris.

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