Mohsen Dridi* écrit – Pour une déclaration des droits qui fonde le pacte républicain et la démocratie, préalablement à la constitution et sur laquelle les Tunisiens se prononceraient par voie référendaire.


Le 24 juillet 2011 les Tunisien(e)s seront appelé(e)s à élire une assemblée constituante qui aura la charge de rédiger et voter une nouvelle constitution pour  fonder le nouveau régime politique du pays. C’est à cela qu’ont finalement abouti des semaines de batailles politiques qui ont fait suite à la fuite de Ben Ali le 14 janvier, face à la révolte populaire qui a ouvert la voie à un véritable processus révolutionnaire.

Ni libérale, ni communiste ni islamiste
Mais qu’on ne s’y trompe pas les Tunisien(e)s, qui ont chassé le dictateur et «dégagé» ou en tout cas exigé que soient mis bas tous les symboles et les vestiges du système dictatorial, s’étaient révoltés au nom de la dignité, contre la corruption et pour le travail, la justice et la liberté. Tout un programme.
Chacun des acteurs et actrices ou observateurs peut évidemment donner telle ou telle interprétation à ces aspirations populaires – c’est là le Ba-Ba de la liberté d’expression – mais personne ne peut aujourd’hui en revendiquer la paternité exclusive. La paternité non seulement du point de vue de la direction politique des évènements (le peuple et la jeunesse ont été les seuls déclencheurs et initiateurs de la révolte) et encore moins du point de vue du contenu du projet socio-économique.
La révolution tunisienne n’est ni libérale (peut-on être plus libéral que ne le fut le régime de Ben Ali qui avait arrimé de manière absolue l’économie tunisienne à la locomotive de la mondialisation et l’on voit mal les ultralibéraux se présenter comme les parrains légitimes de la révolte populaire) ni socialiste ou communiste (personne ne peut aujourd’hui prétendre que les insurgés demandaient la mise en place d’un programme de socialisation des moyens de production et l’abolition du système capitaliste ou le «marché») et encore moins islamiste (personne parmi les jeunes n’a, à aucun moment de la révolte, revendiqué l’instauration de la charia).

Une révolution populaire et démocratique
Non, la révolution tunisienne est populaire et démocratique au sens ou elle  exprime un besoin profond d’opérer une «mise à niveau» de la communauté politique au sens large (l’Etat, le régime politique voire les partis politiques et la société civile) pour, enfin, la faire correspondre et refléter le plus fidèlement possible la communauté nationale et le pays réel.
C’est cela le mouvement de fond auquel nous assistons depuis le 17 décembre. Un mouvement qui prend racine tout autant à Sidi-Bouzid, point de départ de cette révolution, que dans les évènements du bassin minier de 2008 et même avant avec la grève générale du 26 janvier 1978 ou encore la révolte du pain en janvier 1984, etc. A cette différence certes, et elle est de taille, c’est que, depuis le 17 décembre, nous vivons un phénomène étourdissant d’accélération des évènements dont seule l’histoire a le secret.
On parlera encore longtemps de la révolution tunisienne de 2011 comme étant l’une des grandes révolutions qui aura, par ses caractéristiques et ses spécificités, apporté au monde sa dimension propre non seulement au concept d’universel mais surtout à la construction d’un véritable universalisme. Les historiens et les chercheurs diront leur mot à ce sujet.
Les gens – collectivement mais aussi individuellement –, les citoyen(e)s, les révolté(e)s – qui sont devenu(e)s, en cours de route, les révolutionnaires que l’on sait – exigeaient en premier lieu une véritable rupture avec le régime despotique de Ben-Ali, avec le dictateur et avec la dictature. Et rien d’étonnant à ce que les manifestant(e)s avaient pour principales revendications la dignité et le respect, la justice, l’égalité entre les citoyen(e)s, une juste répartition des richesses du pays, la liberté (chèrement payée d’ailleurs), le travail, le refus du clientélisme et du népotisme…

Pour une autre relation entre l’Etat et l’individu
Au fond, les révolutionnaires voulaient une autre façon d’être et d’être ensemble et cela passe par la définition d’un autre rapport et d’une autre relation entre l’Etat et l’individu. Et, en cela, c’est une véritable révolution au regard notamment de la centralité ancestrale et prégnante du pouvoir politique en Tunisie, centralité et la verticalité qui s’expriment notamment par la subordination des campagnes aux villes, des zones de l’intérieur à celles du littoral, et surtout entre Tunis, la capitale et lieu du pouvoir par excellence, et le reste du pays et, bien entendu, par dessus tout, de la subordination de l’individu à l’Etat. C’est tout cela qui est peut-être en train d’être revisité grâce à cette révolution.
Dans ce processus de la révolution sont apparues aussi, ici et là, des expériences nouvelles d’organisation sociale et d’autogestion: les comités de quartiers, les salariés de certaines entreprises qui renvoyaient les cadres et les dirigeants accusés de Rcdisme, etc. Des expériences d’organisation sociale réellement alternatives qui méritent d’être approfondies. Un peu à l’image de ce qui s’est passé en Amérique latine. Encore faut-il en débattre, avoir des échanges d’expériences, que cela soit théorisé, et, pourquoi pas, demain, intégré dans le cadre d’un autre projet de société.

La démocratie n’est pas un objet jetable
C’est là justement que doivent intervenir les différents mouvements et partis politiques. A eux d’expliquer leurs programmes et leurs projets de société et de chercher l’adhésion des citoyen(e) s. Rien de plus normal et de plus sain dans une démocratie. Les espaces d’expression et les médias doivent favoriser ces débats. Les urnes, en dernier ressort, trancheront.
Mais, au fait, les urnes, qui sont l’image symbole de cette confrontation démocratique, les urnes ou plutôt l’usage qui en est fait, peuvent-elles se retourner contre le principe même qui les fondent, contre les élections et contre la démocratie?
Certes la démocratie ne se limite pas seulement à l’élection mais cette dernière en constitue néanmoins un support essentiel. Car la démocratie ce n’est pas juste un moment électoral, fut-il aussi important que le suffrage universel. Non la démocratie est d’abord un processus par lequel les citoyen(e)s s’expriment tout en affirmant leur attachement à ce droit d’expression.
Au fond la démocratie – ou du moins le suffrage universel – est un processus qui permet de mesurer, à un moment donné, l’état des libertés dans le pays. Mais c’est également et surtout un processus qui doit garantir et pérenniser les conditions même de sa reproduction, de la reproduction de la démocratie. Je vote d’une manière aujourd’hui pour pouvoir (et pour avoir le droit de) revoter, demain, y compris de manière différente, si tel est mon souhait, selon mon libre arbitre.
La démocratie n’est donc pas un objet ou une marchandise jetable dès lors qu’elle ne sert plus mes intérêts. La démocratie est un système politique avec des institutions, des instruments et outils, des règles, des lois constitutionnelles, etc. Bref un ensemble de choses qui permet que s’instaure une confrontation politique entre des conceptions et des points de vue parfois diamétralement opposées mais pacifiées.
La démocratie peut être virulente, polémique... mais elle est au final pacifiée. «Pacifiée» signifie ici que les contradictions et les conflits doivent être tranchés, en dernier recours, par le droit. Cela suppose évidemment que la justice et ceux qui portent le droit soient indépendants. C’est le fondement même de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs. Mais pour ce faire encore faut-il que se dégage non pas une majorité, fut-elle la plus large, mais plutôt un véritable consensus parmi les acteurs de la vie sociale, économique, culturelle et surtout politique qui admette qu’il y a des garde-fous infranchissables donc à respecter sous peine de faire s’écrouler le fragile équilibre d’une démocratie et tout particulièrement d’une démocratie naissante.
Ces garde-fous et ces lignes rouges sont à mes yeux de deux ordres :
1- le vivre ensemble ou cette communauté politique nouvelle qui permet à chacun de vivre avec l’autre dans une coexistence acceptée et assumée où prime l’intérêt commun (à ne pas confondre avec l’intérêt général) ;
2- le plus important à mes yeux, les droits fondamentaux et inaliénables de la personne et notamment la liberté d’expression, de pensée et de conscience, etc., droits fondamentaux sans lesquels il n’y pas de vivre ensemble, en tout cas pas de ce vivre ensemble librement choisi et volontaire autour d’un pacte républicain et d’un contrat social nouveau. Et ces garde-fous ne peuvent faire l’objet de marchandage. C’est une affaire de volonté politique et surtout un état d’esprit et une question d’éthique. Car il faut avoir pleinement conscience que ce qui va être construit n’a rien de factuel ou de conjoncturel qui pourrait être défait à la première échéance venue. C’est un pacte pour le siècle à venir (et plus même) et qui engage l’avenir de la Tunisie et des Tunisiens pour de nombreuses générations. C’est dire l’enjeu.

Pour une déclaration des droits et des libertés
C’est la raison pour laquelle ces garde-fous et ces lignes rouges que sont les droits fondamentaux – notamment ceux relatifs aux libertés individuelles – doivent être proclamés dans une Charte des droits et des libertés préalablement même à la constitution et sur laquelle chaque Tunisien(e) serait appelé à se prononcer, en son âme et conscience et de son libre arbitre, par voie référendaire.
Cette Charte doit constituer le socle commun à tous les Tunisien(e)s et que nul ne peut remettre en cause. Elle peut être enrichie à tel ou tel moment mais jamais une de ses dispositions ne peut être supprimée.
Et je reprendrai volontiers à mon compte, à quelques nuances près, l’article de Samy Ghorbal (‘‘Une feuille de route pour la constituante’’) où il écrit, entre autre, que «la déclaration des droits et des libertés précèdera la Constitution, qui s’y réfèrera dans son préambule. Elle fera office de soubassement philosophique. Elle prendra la forme d’un texte court, qui énoncera des principes généraux: les droits fondamentaux de la personne, inviolables et sacrés, dont le respect s’imposera aux pouvoirs publics en toutes circonstances. Le recours à la torture et aux châtiments inhumains, cruels ou dégradants sera proscrit à jamais, et le droit à ne pas être inquiété pour ses opinions et pour ses croyances affirmé solennellement. La déclaration proclamera que les femmes et les hommes naissent libres et égaux en droits. Elle garantira le droit au procès équitable et les droits de la défense. Elle dira l’attachement indéfectible et profond du peuple tunisien à la liberté sous toutes ses formes: la liberté de pensée, la liberté de conscience, la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté de circulation, la liberté de communication des pensées et opinions, ainsi que les libertés politiques et syndicales».

* Militant associatif tunisien en France.