Tandis que sous Bourguiba, l’opinion publique était, avec les mentalités, l’un des principaux axes de l’action gouvernementale, avec l’arrivée de Ben Ali en 1987, l’opinion est devenue une question négligeable.
L’opinion publique: cette inconnue du «benalisme»
Bourguiba et ses ministres savaient agir sur l’opinion et la prendre en compte dans leurs décisions, le modèle dans lequel ils se plaçaient étant celui d’un Etat-instituteur.
Avec Ben Ali, cette logique a disparu, l’Etat étant devenu un appareil au service des intérêts de ses chefs. Lorsqu’il prenait des mesures favorables au sort de la population, le gouvernement ne faisait que se prémunir contre un mécontentement excessif. La propagande ne servait pas à modeler l’opinion, mais à indiquer au Tunisien les limites de ce qu’il est permis de dire, le mètre-étalon de l’expression politique, le discours officiel en dehors duquel les sanctions devraient s’abattre, les frontières de la subversion.
Le régime de Ben Ali, reposant sur la peur et non sur le consensus et l’adhésion de la population à un projet de société, n’a jamais eu besoin de jauger l’opinion et de la prendre en compte dans son action et dans sa communication. Sous Ben Ali, du fait de la terreur exercée par la police politique, l’opinion, bien qu’elle existât, était enfouie, latente, refoulée, et n’était donc en aucun cas un paramètre de la politique nationale.
A quoi bon tenir compte de l’opinion du citoyen lorsque celui-ci est terrorisé à tel point qu’il est possible de lui imposer les mesures les plus injustes et les politiques les plus ignobles, le tout enveloppé dans une langue de bois perpétuelle?
Les premiers échecs de la transition
C’est bien l’opinion, ce facteur inconnu, qui a causé la chute des deux premiers gouvernements postrévolutionnaires menés par Mohamed Ghannouchi. La raison de cet échec face à l’opinion est que tant les ministres issus du Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd) que les membres du gouvernement provenant de l’opposition n’ont jamais appris à évaluer l’impact de leur communication et de leurs décisions sur l’opinion publique. Pour ce qui est des opposants, ils ne se sont jamais adressés à la population tunisienne dans le cadre de leur lutte contre Ben Ali, mais plutôt aux instances internationales. Le paradigme dans lequel ils se plaçaient les empêchait de dialoguer avec la population, soit donc avec l’opinion.
Cette incompétence absolue du personnel politique présent dans les deux premiers gouvernements de transition, en matière de communication et de gestion de l’opinion, s’illustre par des erreurs monumentales qui, accumulées, ont fini par les mener à leur chute. Ainsi, l’opinion a-t-elle été ignorée lorsqu’il s’est agi de maintenir dans le gouvernement des lieutenants de Ben Ali comme Morjane, Grira et Ghannouchi. C’est également au mépris de la volonté populaire que Mohamed Ghannouchi s’est maintenu à la tête du gouvernement après avoir été contraint par les manifestants de la Kasbah de limoger les ministres issus du Rcd, entachant par là même le deuxième gouvernement provisoire qui avait tous les atouts pour réussir, si ce n’est la présence inquiétante du Premier ministre de Ben Ali à sa tête.
De même, si l’opinion publique réclamant la dissolution du Rcd, de la police politique et de la transparence au sujet des milices du Rcd, avait été écoutée plus tôt, les graves troubles que nous avons connus n’auraient pas eu lieu.
La vivacité d’une opinion critique dotée d’un bras armé
La peur du citoyen ayant disparu, l’expression ayant été libérée, les Tunisiens, forts d’un sentiment de puissance et de souveraineté né de leur victoire face à «l’indéboulonnable» dictateur, sont aujourd’hui capables d’agir et d’exercer toutes les pressions pour obtenir satisfaction. Plus rien ne les arrêtera. Désormais, ce n’est plus la volonté du Prince, mais l’opinion publique qui fait et défait les gouvernements, la subordination de ce dernier à la volonté populaire étant le premier pas dans la marche vers la démocratie. Et c’est en ignorant l’opinion publique que les gouvernements dirigés par Ghannouchi ont failli à leur mission essentielle: rétablir la confiance.
La confiance est en effet la denrée la plus rare en ces temps où règne la méfiance, dans un contexte de révélations et d’investigations relevant de la chasse aux sorcières. Tout homme politique tunisien voit aujourd’hui son passé et son action examinés à la loupe, et à la moindre incartade, au moindre soupçon l’opinion publique se déchaine sur lui, ayant été préalablement informée par la large diffusion instantanée que permet Internet. Faire de la politique est devenu un privilège accordé par l’opinion publique à celui qui aura su montrer patte blanche.
La mise en œuvre des conditions de la confiance est donc le seul moyen de gagner l’opinion publique, nouvelle épée de Damoclès prête à s’abattre au moindre soupçon sur la tête des gouvernants. C’est là que réside le fondement de ce que doit être la communication politique et l’action gouvernementale. Or, le nouveau Premier ministre Béji Caïd Essebsi semble l’avoir bien compris. Dès son accession au pouvoir, M. Caïd Essebsi a cherché à gagner la confiance des Tunisiens, conscient de l’enjeu que représente l’opinion publique.
Entre le franc-parler de ses discours, notamment en qualifiant Ben Ali de traitre et de déserteur (tandis que son prédécesseur Ghannouchi parlait du dictateur avec une révérence coutumière), et sa volonté d’attester de son adhésion à la révolution par des mesures audacieuses correspondant aux revendications de la rue (suppression de la police politique, dissolution du Rcd, etc.), le Premier ministre a su gagner les faveurs de l’opinion, et les groupes les plus sceptiques et les plus radicaux, voire quasi-anarchistes tels que Takriz lui ont accordé le «préjugé favorable» qu’il demandait.
Le nouveau gouvernement a donc montré qu’il était animé par la volonté de tenir compte du facteur de l’opinion publique dans son action et dans sa communication. Il a aujourd’hui tous les atouts pour remplir avec succès sa mission: mener la Tunisie dans la transition vers la Deuxième République.
Les défis qu’il va devoir relever sont nombreux: le maintien de la sécurité publique, doter à nouveau la Tunisie d’une position respectable sur la scène diplomatique, favoriser la relance de l’appareil économique tunisien, faire table rase des stigmates de l’ancien régime, assurer le bon déroulement des prochaines élections, etc. Mais le défi essentiel qui, s’il n’est pas relevé fera échouer toute action gouvernementale aussi judicieuse soit-elle, reste celui de l’opinion publique dans une société de citoyens critiques, méfiants et prêts à exiger par tous les moyens que les décideurs leur rendent des comptes.
Ce défi de l’opinion est en effet devenu essentiel car le mécontentement de l’opinion publique est devenu le principal facteur d’instabilité, l’opinion étant son propre bras armé, la manifestation étant devenue le mode habituel de résolution des conflits entre une opinion défiante et blessée et un gouvernement « rebelle » qui inspirerait cette méfiance.
Source : ''El Mouwaten''