Nadia Omrane brosse ici un portrait du professeur Sadok Belaïd, révolutionnaire, polémiste et populiste à l’occasion, il distribue les bons et surtout les mauvais points. Sa route est jonchée de «cadavres» politiques.
Depuis que le quotidien ‘‘La Presse du Tunisie’’ a opéré sa mue révolutionnaire, la chronique hebdomadaire du professeur Sadok Belaïd anime notre réveil dominical: sa verve casse la langue de bois encore en usage parfois et son élégante expression française saupoudrée de latin, d’anglais et d’italien annoncent que pour quelques uns «è finita la commedia».
Ainsi, dans une philippique railleuse intitulée «Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu’on la marie», probablement insoutenable pour sa cible, le professeur Belaïd cingle maître Nejib Chebbi, ex-(ou toujours, on ne sait!) président du Parti démocratique progressiste (Pdp), qui ne fut pas un modèle de constance politique. Il le taille en pièces sans le moindre ménagement qu’en revanche il accorde avec profusion à d’autres personnalités politiques citées dans ses chroniques.
Une radicalité intransigeante
S’il est vrai que Nejib Chebbi fit valoir publiquement sur la continuité de son parcours son art des retournements acrobatiques, il faut lui reconnaître que depuis 1995 il maintint dans son viseur l’ex-président de la République tunisienne, d’une manière plus explicitement cohérente que le professeur Belaïd dont on ne se souvient pas – malgré notre longue et minutieuse observation de la scène politique tunisienne – de la moindre protestation publique ; à la rigueur, le professeur Belaïd ne fut peut-être jamais qu’un rebelle en robe de chambre.
Aujourd’hui, plus vif et pédagogue, nous faisant partager bien des choses de sa science, le professeur Belaïd s’engage, ferraille, dans une radicalité intransigeante dont la rhétorique pourrait se résumer dans ce slogan inattendu sous sa plume: du passé, faisons table rase.
Voilà qu’en effet, dans sa progression éradicatrice et pris d’une subite fièvre révolutionnaire, il en appelle, dans sa chronique du 20 mars, à la suppression des trois commissions supérieures dont se sont entourés les gouvernements provisoires successifs postérieurs au 14 janvier 2011.
Déjà dans un précédent pamphlet intitulé «Game over for everybody», il avait sifflé la fin de la récréation politique à bien des établis de l’ante/post 14 janvier. Ainsi il a globalement des mots très durs pour le gouvernement de Mohamed Ghannouchi dont il dénonce l’immobilisme et l’incurie, et particulièrement son incapacité à définir le cadre juridique et la mission des trois commissions accompagnatrices de sa reprise en main des affaires de la République.
Parce qu’il reproche à ces trois commissions d’avoir été instruites dans le même esprit que le gouvernement provisoire, il leur promet de tomber dans la poubelle de l’histoire: à juste titre, il considère en effet que ces trois commissions ont été présentées le 13 janvier au soir, par le président de la République déchu, comme sa propre bouée de sauvetage déguisée en une «fallacieuse» ouverture réformatrice.
Des «idées mal inspirées»
D’après Sadok Belaïd, le gouvernement provisoire a repris, dans un «désarroi» similaire à celui de l’ex-président, ces «idées mal inspirées», en se concevant comme un gouvernement de salut public faisant appel à des personnalités politiques de l’opposition légale et à des compétences technocratiques proposées par quelques raffarinades, tout replâtrage envisagé avant la fuite de l’ancien président. Dès lors la résistance du 14 janvier 2011 organisée en une Kasbah I et Kasbah II, chapeautées par le Conseil de protection de la révolution, eut vite fait d’éjecter ce gouvernement provisoire.
En conséquence, partisan d’une rupture radicale réclamée «par le peuple souverain» – dont il épouse la cause quand il ne l’inspire pas – le professeur Belaïd propose la suppression de ces trois commissions, demeurées irrégulières jusqu'au 18 février 2011, condamnées «à naviguer à vue», enfermées «dans leur tour d’ivoire» et «coupées du terrain».
La première commission dont Sadok Belaïd pulvérise l’existence est la commission chargée d’enquêter sur la répression de l’insurrection populaire par les forces de l’ordre: il considère que le caractère pénal de ces dossiers commande leur transfert à l’autorité judiciaire. Le professeur ne dit pas un mot du président de cette commission, maître Taoufik Bouderbala, bonhomme et accommodant ex-président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh), qui en mars 1994 prit la succession du Dr Moncef Marzouki éjecté par un putsch qui inaugura le début de la descente aux enfers du mouvement des droits de l’homme... Mais ceci est un autre sujet sur lequel forcément nous reviendrons.
En revanche, l’ex-doyen Belaïd couvre de louanges le professeur Abdelfattah Amor dont il garantit les vertus professionnelles et le sens du service de l’État: d’une égale discrétion à l’égard de l’ancien régime, les deux éminences professorales du droit tunisien mériteraient cette sentence de Péguy à propos du philosophe de «la Raison pure»: vous avez les mains propres, mais vous n’avez pas de mains! Cependant, après le show télévisé – belle opération de communication sur la découverte, «sous les yeux innocemment ébahis» du professeur Abdelfattah Amor, de la «caverne d’Ali Baba» à Sidi Dhrif, infime témoignage du vol et de la dilapidation du bien public par l’ancienne oligarchie au pouvoir – l’investigation sur l'ensemble de ces malversations dont est chargée la commission d’Abdelfattah Amor apparaît complexe, de nature procédurale et, conclut Sadok Belaïd, appelée à être transférée au pouvoir judiciaire. Cette commission, regrette-t-il, est devenue «illégitime, peu crédible» aux yeux des experts nationaux et internationaux de la corruption, à telle enseigne que cette deuxième commission va se retrouver elle-même devant les tribunaux.
Inaccoutumance aux débats pluriels
Mais la véritable cible du professeur Belaïd est, en réalité, l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, présidée par l’ex-doyen et professeur Iadh Ben Achour. Après avoir regretté que le nouveau gouvernement n’ait pas récupéré «toute l’autorité de l’État» dans la conduite des affaires du pays sans s’embarrasser d’autant de mouches du coche, le professeur Belaïd déplore que cette commission, irrégulière jusqu’au 18 février, ait multiplié ses membres et ses prérogatives, modifiant sans cesse ses appellations, à un tel point qu’elle se retrouve aujourd’hui grossie comme un «mini-parlement» formé de représentants de quelques partis légaux (mais ils sont présentement 49!) ainsi que des dites personnalité nationales «attendues ou inattendues».
Il ne faut pas être grand clerc pour remarquer la sélection arbitraire et orientée d’une élite citadine à l’exclusion d’une représentation de la Tunisie profonde, des jeunes, voire des femmes, qui firent pourtant la révolution. Comment alors ne pas s’exposer à un clash le jour de la première réunion le 17 mars, à des injures, à des menaces, à des sorties tempétueuses: le 21 mars, dans une interview consécutive à la chronique de professeur Belaïd, le professeur Iadh Ben Achour explique ces turbulences par une inaccoutumance aux débats pluriels, du fait de longues années de répression.
Mais le tact, la diplomatie, et la disposition du professeur Ben Achour à maintenir le consensus ne sauraient dissimuler une orientation délibérée, au sein d’une même appartenance (d’autres parlent de clientèle et de coterie voire de famille). Une correction de cette représentativité est réclamée d’urgence au professeur Iadh Ben Achour, appelé à se positionner avec plus d’impartialité et de conscience véritablement nationale, au-dessus des clivages et de la mêlée. Cela sera-t-il possible avant le 31 mars, date butoir de la mise en route des dispositions électorales?
Un cadrage électoral clé en main
Mais son pair, le professeur Belaïd, n’y va pas par quatre chemins: considérant cette instance supérieure comme lourde, inappropriée dans sa mission, inefficace, incapable de tenir la route, il la jette d’avance aux oubliettes de l’histoire. Il propose en échange de passer directement à l’élection de l’Assemblée constituante par «le peuple souverain» auquel cette instance supérieure ne saurait se substituer ni réfléchir «à sa place, encore moins pour son propre compte». Et Sadok Belaïd offre un cadrage électoral clé en main.
Le professeur Belaïd a apparemment tout prévu. Seulement, s’en remettant au peuple souverain dans une sorte de populisme qui s’apparente à une forme de démagogie, le professeur Belaïd ne dit mot du socle civilisationnel sur lequel s’est fondée la République tunisienne. Dans son marketing liquidateur, il n’assure aucun service après vente, faisant fi de l’incompressible bloc des valeurs et acquis de notre «tunisianité».
Cet éminent expert du droit de la mer développerait-il un discours de l’amer, en raison de la marginalisation de sa grande compétence, à bien des égards convaincante mais portée à la surenchère, marginalisation qui aurait été opérée au profit de la dynastie Ben Achour?
En dépit de sa science brillante et de sa logique implacable emportant quelquefois l’adhésion, on peut redouter que ce professeur émérite, qui ces dernières années fut un consultant pour un port en eaux profondes, ne précipite ses disciples vers de périlleux abysses.
Première publication de cet article sur le journal en ligne ‘‘Alternatives citoyennes’’.
* - Les intertitres sont de la rédaction.