Nédra Ben Smaïl* écrit – La libération de la figure oppressive du père-dictateur provoque un profond traumatisme, mais ouvre le champ de la liberté de choix et de conscience. Donc de maturation et de citoyenneté.


Étymologiquement, Trauma désigne une lésion, une blessure provoquée par un coup reçu par effraction, une violence venant de l’extérieur. C’est Freud qui le premier utilisera ce terme sur le plan psychique, lui conférant la signification d’un choc émotionnel violent subi de l’extérieur et qui aura des conséquences sur l’ensemble de l’organisation psychique.
Analysant les traumatismes résultants de la guerre, il notera que dans la névrose traumatique, l’esprit n’a pas le temps de se préparer psychiquement au choc et se protéger contre lui. Débordée par la violence et la soudaineté de l’événement, et les excitations qu’il provoque, la psyché se trouve dans l’incapacité de liquider la surcharge pulsionnelle qui l’envahit.
Ce qui fait traumatisme, ce sont donc les excitations en excès qui menacent l’individu: comportements phobiques, sentiment de persécution, tendance à la destruction, sentiment de toute-puissance ou encore ressentis hypocondriaques sont autant de défenses qu’il utilisera afin de nier ou tenter d’évacuer la souffrance du traumatisme.

Les spectres menaçants
Quel Tunisien n’a pas ressenti, après la révolution et alors même que tout commençait à s’apaiser, de l’angoisse, de la fatigue ou de l’agressivité? Qui n’a pas cristallisé sa peur sur des ennemis imaginaires (ou réels) qui prennent la figure particulière de casseurs/braqueurs, prisonniers en liberté, «barbus», drogués et autres spectres menaçants?
Au regard de la définition freudienne, nous pouvons penser que la révolution en tant qu’événement soudain, violent, et débordant émotionnellement tout Tunisien qui l’a vécue, est un traumatisme.
Dans ses recherches théoriques, Freud se posera la question de savoir pourquoi un individu, qui aurait subi une expérience douloureuse, s’infligerait de la revivre dans son sommeil en cauchemar. Il avancera que la répétition du trauma dans le cauchemar est une tentative de l’inconscient de lui donner un sens, de symboliser le traumatisme vécu. L’excès émotionnel et pulsionnel doit être déchargé dans des «agirs» répétitifs, à la manière d’un disque rayé, qui visent à l’assimiler, à le subjectiver: les différents sit-in, le ballet des Casbah 1, 2 et 3, l’usage quasi-compulsif du signifiant «Dégage», les manifestations et grèves répétées, les violences verbales ou physiques, peuvent être considérés comme autant d’«agirs» répétés au service d’un travail psychique en cours.
Cependant, la psychanalyse relativise, ou plus précisément, elle singularise les effets du trauma: en effet, un même événement n’a pas le même impact sur deux personnes différentes. Le trauma n’est donc pas synonyme d’événement objectivement préjudiciable, censé affecter tout un chacun pareillement. En réalité, on ne peut appréhender la question du traumatisme qu’en y associant l’histoire du sujet, ses conflits infantiles et ses fantasmes inconscients qui leurs sont liés: «les premiers traumatismes se situent dans la période de l’amnésie infantile, ne sont épargnés à aucun être humain, et personne n’échappe aux refoulements que provoquent ces traumatismes» [1], écrit Freud en 1938.

Révolution et traumatismes de l’enfance
La révolution ne peut donc être considérée comme un traumatisme que parce qu’elle vient raviver les traumatismes de l’enfance, qu’ils soient réel ou «construit à partir des indices de la réalité et complété par le fantasme».
La révolution, en tant qu’événement majeur de la vie du Tunisien, entre en résonance avec la série des expériences douloureuses de son histoire, réactualisant les blessures refoulées de l’enfance.
En effet, pour se développer, l’enfant doit accepter à travers un effort psychique parfois considérable, d’abandonner les successives modalités de plaisir qui le lie à ses objets d'amours: la tétée au profit de l’alimentation, les soins corporels maternels au profit d’une maîtrise de son corps, l’exclusivité de la relation à sa mère au profit d’une place à partager avec la fratrie, et bien d’autres renoncements qui auront aussi pour effet d’amener le petit d’homme à prendre place dans la culture.
Les expériences de perte que l’enfant vit inévitablement au cours de son premier développement sont incontestablement source d’excitation, et par conséquent plus ou moins traumatiques suivant que cette progression pour l’autonomie est perçue ou non par les adultes tutélaires comme gratifiante et «narcissisante».
Ces traumatismes, nécessaires et structurants pour l’enfant, ne peuvent avoir une action «maturante» que si celui-ci est convaincu que cette autonomie représente le véritable désir de ses parents. Si, au contraire, sa progression vers l’indépendance représente un danger pour la mère (en particulier) qui voit son rôle diminuer au fur et à mesure que son enfant grandit, alors elle le maintiendra à son insu, dépendant d’elle, «sacrifiant» par là même son épanouissement. La marche vers un devenir adulte et mâture de l’enfant se trouve compromise, et il restera soumis au savoir maternel.
L’être humain pour survivre, a besoin d’exister et de compter pour quelqu’un: le désir de l’Autre est ce que l’enfant désire, y compris si les modalités d’amour de l’adulte sont la violence, l’abus et l’humiliation. Le désir d’autonomie, de liberté, et de maîtrise du monde sont innés, consubstantiels de la vitalité de tout être humain ; à condition qu’il ne soit pas inhibé par les parents tutélaires, ou violemment contré dans la réalité par la dictature. Utilisant les ressorts infantiles de la peur paralysante de l’abandon, le père tout-puissant qui prend la figure du dictateur oblige son peuple à se soumettre à sa volonté, à deviner ses poussées de désir, à accepter l’inacceptable, à l’obéissance, à «suivre ses désirs en s’identifiant totalement à lui, l’agresseur».

Le meurtre de la figure du dictateur
La révolution tunisienne nous apparaît ainsi comme une tentative de libération de la soumission à l’agresseur, le retournement d’une position passive adoptée jusque-là par le Tunisien à une position active pour saisir son destin, quitte à en passer par le meurtre de la figure paternelle abusive et jouisseuse des biens et des femmes, et incapable de répondre aux besoins vitaux de ses enfants.
C’est sans doute pour cela que l’immolation de Mohamed Bouazizi a eu cet effet inouï, celui de pointer la défaillance radicale du dictateur, «Père de la nation», qui n’a pas su préserver son peuple de la mort. Précipitant sa chute (car sans sa victime que devient un bourreau?), cet acte sans appel est l’ultime cri du corps qui n’attend plus de réponse mais qui accuse le Père des origines de n’avoir été qu’un Autre écrasant et mortel.
Réactualisant en chacun de nous l’expérience originaire de la naissance où la vie/la mort se confondent encore, l’appel spectaculaire de Bouazizi nous a permis de passer de la saturation de la langue de bois au jaillissement d’une parole pleine et libératrice, «Dégage!», qui a ouvert au désir.
Freud place à l’origine de la culture, la violence et le parricide [2]: la mise à mort du père de la horde primitive aurait été nécessaire pour mettre une limite à sa volonté de jouissance infinie. Ce meurtre qui sera à l’origine du pacte des frères est à entendre au sens d’un mythe d’origine, un mythe sur les conditions de possibilité d’une existence humaine et digne: il marque la loi de la société des hommes, celle de la limitation des pulsions et du début de la culture.
Ainsi la révolution tunisienne est un meurtre symbolique, celui du dictateur. Elle est l’acte censé empêcher à tout jamais que ne ressurgisse dans la réalité un mode de gouvernance sans limite et tout-puissant. Elle est aussi un traumatisme, non pas celui de la violence et du parricide, mais celui de l’enfant qui, né à la vie, doit passer par le cri pour exister et faire entendre sa voix: cet appel sera pour lui le début de son individuation et de sa solitude, sans retour en arrière possible. Il devient un être qui parle et qui désire, mais alors s’ouvre à lui le sentiment de son manque-à-être en même temps que commence la responsabilité de son existence: «Dégage!» est cet appel originaire qui nous a ouvert le champ de la liberté de choix et de conscience.
Mais l’exercice de la liberté n'est pas un moment de repos ; si nous la souhaitons plus que tout, nous en avons aussi peur, car elle soumet toute la personnalité à un antagonisme interne: celui d’exercer sur soi-même l’autorité autrefois déléguée à un Autre, celui de nous imposer à soi-même la limitation des pulsions et du pouvoir. Considérer la liberté comme allant de soi et ne pas prendre la mesure de l’effort de renonciation que l’on exige de soi-même, c’est risquer, à notre insu, de s’abandonner à une nouvelle autorité totalitaire qui peut prendre la figure de Dieu: «La tranquillité ne sait pas se défendre», écrit Winnicott [3].
Au contraire, accepter ce paradoxe, c’est donner une chance véritable, créative et pérenne à la  construction de notre démocratie.

* Psychanalyste

Source: ‘‘El Mouwaten’’.

Notes :
[1] S. Freud, «Abrégé de psychanalyse», puf, Paris, 1938.
[2] S. Freud, «Totem et tabou», Payot, Paris, 1913.
[3] D. W. Winnicott, «Conversations ordinaires», Folio essais, Paris, éd. 1988, p. 343.