Ferid Belhaj écrit - La vraie confrontation aujourd’hui n’est pas entre la laïcité et l’islamisme, mais entre la liberté et ses ennemis, le combat pour la liberté n’étant jamais définitivement gagné.


A l’orée de cette démocratie que nous avons appelé, certains plus fort que d’autres il est vrai, de nos vœux, il est naturel que des questions primordiales pour l’avenir du pays soient posées. Celle de la part de la religion dans la société tunisienne prend une place prépondérante. La richesse des idées échangées, la virulence des propos parfois, et puis, disons-le, les peurs que cette question charrie, démontrent qu’aucune impasse ne peut être faite sur l’affaire, et qu’il convient de prendre tout de suite ce débat à bras le corps. Ceci est une contribution. Elle appelle commentaires. Elle ne me fera pas que des amis, notamment parmi… mes amis.

Le contrat de dupes: ordre contre liberté
Le régime déchu a fait son lit de la peur de l’autre. Prenant pour alibi la situation algérienne du début des années 90, il nous a présenté un contrat social, synallagmatique diront les amis juristes: l’obligation du gouvernement est de prévenir le chaos et l’insécurité; celle des citoyens est de se taire. Et l’affaire fut faite. Ce même contrat a été proposé aux pays occidentaux, et accepté par eux. Mêmes termes: nous assurons la sécurité aux portes de l’Europe; vous fermez les yeux sur les bavures. La aussi, l’affaire fut rondement conclue.
Aujourd’hui nous avons tire les leçons de l’expérience. La révolution tunisienne, comme que celles qui agitent le monde arabe, n’a pas été fomentée par les tenants d’idéologies religieuses. Elle n’a pas porté de slogans à caractère religieux. Elle a lancé un démenti cinglant aux théories du clash des civilisations.
Il y a donc eu dol! Nous avons été trompés. Huntington peut aller se rhabiller et nous devons repenser notre contrat social en Tunisie.
Voici l’opportunité de montrer que le pays qui a vu la première constitution du monde arabe, qui a été à l’avant garde de nombreux combats de civilisation, peut apporter une réponse particulière, originale, tunisienne, à la question de la place de la religion, de l’islam, dans la société, dans la politique, dans la vie des citoyens. Cette réponse, doit être fidèle à l’esprit, à l’histoire et à l’Adn tunisienne: elle doit être pensée, intelligente et inclusive. Elle doit prendre pour socle un peuple pétri des valeurs d’un Islam ouvert et tolérant. Elle doit avoir pour capital les acquis historiques comme celui du Code du statut personnel (Csp), promulgué immédiatement après l’indépendance, en 1956. Cette réponse doit, surtout, reposer sur la liberté de conscience et le rejet de tout accaparement de la religion à des fins politiques. Puisque c’est la le nœud du problème.

L’islam est un fait social, et non politique
Il y a eu des déclarations quant au caractère intouchable de l’article premier de la Constitution. C’est un article qui, après moult débats, a été adopté par les hommes réunis au Bardo en 1959, et qui avait alors constitué un équilibre qui répondait à la réalité de l’époque. Une déclaration qui posait une situation en construction, après des décennies d’occupation.
Aujourd’hui encore, cet article encadre la réalité indiscutable du caractère arabe, musulman, républicain, souverain, libre et indépendant du pays. Il serait vain en 2011 de questionner l’une ou l’autre des ces dimensions ou de remettre en cause le fait social, culturel, civilisationnel, religieux, mais non politique, que constitue la prégnance de l’islam tunisien dans ce pays.
C’est donc en partant de ce fait social qu’il convient d’appréhender le débat autour de ce que l’on appelle, par référence aux situation d’autres pays, notamment européens, la «laïcité», un concept sur lequel il faudra s’entendre. Pour rappel, la laïcité en Europe est née de la réaction à la prépondérance cléricale sur les sociétés. Nous n’avons pas la même histoire et ici, comme ailleurs, restons tunisiens plutôt que de calquer des modèles et des concepts venus d’outre mer.
Je soupçonne, et j’espère avoir raison, que ce concept de laïcité en Tunisie, renferme la volonté, simple, normale, mais forte, de laisser à chacun l’exercice de sa liberté individuelle et à chaque groupe l’exercice de sa liberté collective. C’est un appel pour que, quelle que soit la majorité gouvernante, la «puissance répressive de l’Etat» ne se déploie pas contre ceux qui veulent faire entendre, et vivre, leur différence de pensée, de comportement et de croyance. Cette même violence qui a été utilisée de manière sauvage contre toutes les tendances de l’opposition au régime précédent. Si c’est bien de cette définition de la laïcité qu’il s’agit, nous avons une chance de réaliser le compromis historique de la séparation entre le fait social religieux, et le fait politique.

La tournure malsaine des appels «contre»
Par contre, si nous engagions le débat sur la laïcité comme une manière de réaction contre ce fait social religieux, nous risquerions une confrontation, une division inutile dont nous devons impérativement faire l’économie. C’est pour cela que les appels négatifs contre des personnalités «islamistes» tunisiennes me paraissent mal inspirés. Les pétitions «contre» Ennahdha, «contre» Ghannouchi, «contre» Mourou, bref, les appels «contre», peuvent donner au débat une tournure malsaine. Cet appel à la laïcité doit rester positif, constructif et ouvert. Ne faisons pas ce que nous reprochons aux autres d’avoir l’intention de faire.
Alors comment d’une part assurer que les partis politiques qui se réclament du socle social islamique ne dérivent pas vers des discours d’intolérance? Comment rassurer celles et ceux qui voient les dérives islamistes, salafistes dans d’autres pays musulmans et qui ne veulent pas courir le risque d’un débat tronqué et dangereux, parce qu’une partie se sera vêtue du manteau intouchable de la religion et aura voué ses opposants aux gémonies. Comment, d’autre part, s’assurer contre un retour des reflexes anti-islamiques primaires qui ont caractérisé l’ancien régime?
Ce sont ces questions qu’il faudra poser, peut être en utilisant certaines lignes rouges à ne pas dépasser, des garde-fous juridiques, sociaux, et par-dessus tout politiques, à travers le droit au suffrage, libre et périodique.
Au plan juridique, si l’islam a été inscrit dans la constitution, c’est avant tout en tant qu’affirmation identitaire après, comme souligné plus haut, des décennies durant lesquelles cette identité avait été réduite. Aujourd’hui, après plus de vingt ans d’érosion des libertés, une autre affirmation doit être inscrite dans la constitution, dans les mêmes lettres majuscules, celle du droit d’expression, du droit à la différence, de la liberté de conscience et de la liberté du culte.
Que nul ne puisse se faire propriétaire exclusif de la religion, quelle qu’elle soit, et en l’occurrence, en Tunisie, de l’islam. Que la constitution, en se basant sur son article premier, indique plus avant que la pratique religieuse, libre, doit se faire en dehors de la sphère politique. La mosquée devra rester inclusive et ne saurait remplacer ou compléter l’espace politique. Les prêches des imams, pour libres qu’ils doivent rester, ne doivent pas entacher d’appels politiques le lieu protégé, sacré où se réunissent les croyants. Le pouvoir politique, quant a lui, devra se cantonner à la gestion administrative des religions, à leur apporter subsides et soutien, sans interférer autrement que par ce que prévoit la loi.
La loi devra aussi tirer une ligne rouge, évidente en Tunisie, celle des acquis irréfragables, clairement définis du Code du statut personnel (Csp). Ceux-ci sont intouchables, et ceux d’entre eux à caractère général et fondamental doivent être inscrits dans la constitution, sous la rubrique de l’égalité des citoyens, de l’égalité entre les genres et de la préservation des acquis sociaux du pays. Le Csp n’est pas un texte sacré, loin de là, mais toute révision de ce texte ne peut se faire que dans le cadre de progrès sociaux à mesurer, par exemple, à l’aune des accords internationaux auxquels la Tunisie adhère. La question de l’héritage, par exemple, devra être posée, discutée, débattue, avec ce qui se fait ailleurs dans le monde pour référence. C’est une question qui, de nos jours, a une dimension économique importante, et s’inscrit bien plus dans le paysage social que dans l’espace religieux.
Au plan politique, le rôle des partis sera fondamental. Dans un pays qui s’ouvre à la démocratie et au débat d’idées, il ne faudra pas sous-estimer la fonction et la responsabilité pédagogique des dirigeants politiques. Ces derniers, au-delà de la mode actuelle de la création à tout va de formations politiques, auront le devoir patriotique de la formation de la base. C’est ce travail auquel s’était attelé Bourguiba sa vie durant, et qui lui a donné la légitimité historique et politique. Même si les dérives du pouvoir personnel ont eu les conséquences que nous savons, la formation des esprits restera à mettre au crédit du premier, et seul honorable, président de la république.
Et puis c’est l’engagement citoyen qui sera plus fondamental encore. Que chacun de nous prenne le temps, le 24 juillet, ou plus tard, d’aller exprimer par le vote son point de vue et inscrire ainsi son modèle de société dans la réalité politique du pays.

Le combat pour la liberté est permanent
La formule «one man, one vote, one time» lancée dans les années 90 pour démontrer de la vanité de la démocratie dans les sociétés musulmanes et rationnaliser la réduction violente des partis islamistes sont passées de mode. Ne faisons pas de (mauvais) procès d’intention à certains de nos concitoyens qui ne pensent pas toujours comme nous. Nous avons souhaité la démocratie. Elle est là. Elle est indivisible!
Je finirai par cette citation importante de Mohamed Talbi: «Certes, la liberté est indivisible. Elle est pour tous, y compris pour les Salafites. Aucune entrave ne doit être opposée à leurs discours passéistes. Mais de même pour leurs adversaires. La clé, en ce moment où le destin de la Tunisie peut se jouer, est donc entre les mains des défenseurs des libertés et de la démocratie. Il faut veiller pour que la victoire du peuple sur la dictature ne soit pas récupérée par les ennemis de la liberté et de la démocratie. Si le peuple veut que sa victoire, qu’il a payée du sang de sa jeunesse, ne lui soit pas confisquée, il doit rester mobilisé et vigilant. Il ne doit faire confiance à aucun gouvernant que sous bénéfice d’inventaire constant dans la transparence la plus absolue… Bref! Le combat pour la liberté n’est jamais définitivement gagné. C’est un combat permanent qui doit être sans cesse renouvelé».