Ghazi Mabrouk* écrit - Texte d’une conférence donnée le 1er avril, à l’Ecole nationale supérieur d’architecture de Paris, lors du séminaire de l’association Génération Jasmin: «24 Juillet 2011: Quel modèle pour une Tunisie démocratique?»
L’horizon de la Constituante existe, mais la voie à suivre est encore floue. Code électoral, mode de scrutin, forces politiques…. Personne n’en sait rien! Il est prévu d’en débattre tous ensemble.
Je ne vais pas vous infligerun cours de droit constitutionnel. Je ne vais pas vous «barber» avec un catalogue de toutes les options électorales. Ils sont dans tous les manuels et sur Internet.
Nous ne pourrons faire ici de la prospective politique sans un regard sur le déroulé des conditions qui ont conduit à l’état présent de la conjoncture, en Tunisie.
Une génération qui s’est couchée devant la brute du quartier
Permettez-moi tout d’abord de vous dire ma grande fierté de m’adresser à vous, «Génération Jasmin»: vous qui êtes une incarnation de la révolution populaire tunisienne, avec tant de constance et de détermination.
A l’exception de militants courageux, notoirement connus, qui ont été réprimés, broyés parle despotisme et la tyrannie, notre génération à nous s’est couchée devant les brimades de la brute du quartier.
L’écume de nos cheveux blancs – présents à cette tribune – se fait humble devant l’ampleur du tsunami de la jeunesse partisane, à laquelle vous appartenez.
Je peux en parler d’autant plus à l’aise devant vous que je n’ai jamais été membre du Rcd. Je n’ai pas pris de carte d’électeur, ni sous Bourguiba, ni sous Ben Ali. Je viens de demander ma carte d’électeur pour la première fois, tant je crois à la trombe démocratique qui souffle sur la Tunisie.
Vous vous souvenez de cette inquiétude récurrente qui était perceptible dans tous les regards, il n’y a pas si longtemps dans notre pays? «Qui va succéder à Ben Ali? Est-ce Sakher El Materi ou est-ce Leïla Trabelsi?» Comme nous sommes aux antipodes, aujourd’hui!
Les Etats Unis et l’Europe – notamment la France – s’étaient accommodés du régime de Ben Ali. Les questions relatives à sa relève commençaient à surgir.
Il était question d’intrigues de palais pour positionner Leïla Trabelsi de manière durable. L’inquiétude des partenaires occidentaux devenait manifeste. Les Etats Unis d’Obama cherchaient, depuis un moment déjà, le moyen d’éviter la crise de succession à venir.
Ils ne pouvaient pas continuer à surfer sur la continuité d’une politique érodée. L’occasion leur en a été fournie par le déclanchement soudain – et légitime – de la révolution populaire. Ils se sont alors engouffrés dans la brèche pour jouer le rôle qu’on leur prête… «USA are back again!».
Le 14 janvier, Ben Ali – à l’instar d’un Idi Amin Dada – est exfiltré en Arabie Saoudite et pense, avec son courage légendaire, laisser le pays à des autorités intérimaires… en attendant son retour.
Le Premier ministre, sous l’attention vigilante de la garde présidentielle, fait jouer l’article 56 de la constitution. Ainsi Ben Ali pouvait revenir, une fois le «ménage» fait.
Il avait été facile pour Ben Ali de duper un vieillard de 90 ans autrefois, mais il lui a été impossible de tromper la jeunesse et son armée nationale aujourd’hui.
Ne nous y trompons pas. C’est l’armée nationaliste qui a épaulé la révolution, qui a sorti Ben Ali et qui s’est portée garante de l’intégrité des tunisiens.
Vient alors la parenthèse Ghannouchi I et Ghannouchi II. «Moi, Premier ministre, j’assure la présidence par intérim!»
Le péché originel de la révolution tunisienne
La rue tunisienne est sous la fascination du départ de Ben Ali. Elle tombe dans le piège et demande le passage à l’article 57 sensé l’assurer que ce départ sera définitif… au lieu de ne réclamer… ni l’article 56… ni l’article 57 de cette constitution obsolète. La Tunisie est alors gratifiée d’un intérim institutionnel.
Pour moi ce sera le péché originel de la révolution tunisienne. Pour ma part j’avais une préférence. Comme je l’avais déclaré au journal ‘‘La Presse de Tunisie’’, il aurait plutôt fallu créer un Comité de salut public adossé à l’armée, qui est légitimiste. Il aurait fallu dissoudre de facto les deux assemblées et la constitution et élever les technocrates des départements ministériels au rang de gestionnaires provisoires des affaires courantes. Il nous fallait créer une culture politique nouvelle.
Il est permis de se demander pourquoi ceux qui ont relayé le dictateur ont-ils adopté cette démarche singulière, consistant à s’appuyer sur une constitution caduque pour s’installer et lancer la démocratisation de la Tunisie nouvelle?
C’est tout de même surprenant… car le tri n’est jamais facile entre les anciens courtisans et les nouveaux convertis aux bons sentiments. Qui les a nommés? Qui les a élus?
Le lendemain la rue gronde: «Je redeviens Premier ministre et tu deviens président par intérim!» La rue gronde: «Nous démissionnons du Rcd tous les deux!». La rue gronde: «Nous retirons les ministres issus du Rcd!» La rue gronde: «Nous faisons appel au casting d’un parent du vice-président du Rcd pour nous fournir de jeunes ministres expatriés!»
La rue gronde! Pour calmer la colère et la soif de justice, «nous confirmons l’entrée en fonction de 3 Commissions ad-hoc» pour les réformes politiques, les enquêtes anti-corruption et les enquêtes sur les tueries commises.
La suspicion de la base populaire
L’opacité d’un pouvoir, tenu par l’élite et l’establishment, provoque inévitablement la suspicion de la base populaire et accroit les risques de contestations et de blocages.
Aujourd’hui les choses vont-elles se stabiliser avec Béji Caïd Essebsi? Il maitrise l’art de naviguer entre les litotes, les non-dits et la finesse des analyses en trompe-l’œil.
On ne peut pas aller à des élections sans tenir compte des mouvements d’opinion. Ne croyez pas que Fouad Mebazaâ et Béji Caïd Essebsi soient des néophytes. Sous leur allure de citadins «beldi» ce sont des «mains de fer dans un gant de velours». Ils étaient tous deux à bonne école sous Bourguiba.
La révolution tunisienne n’a pas trois mois, mais toutes ses dents sont déjà sorties! Ils vont devoir concrétiser dans les faits les attentes de ceux qui ont fait la révolution sur le terrain et qui s’interrogent.
Certes, 50 partis politiques ont été légalisés, allant d’un extrême à l’autre de l’échiquier. Il en restera ce que les urnes auront décidé. Le Portugal avait enregistré plus de 80 partis après la révolution des œillets. Aujourd’hui il n’en subsiste que 4 ou 5.
Certes les prisonniers politiques et les exilés ont été amnistiés. Certes la liberté d’expression a été engagée. Mais le peuple ne veut pas dire merci pour ce qui est un droit! Ceux qui l’ont appliqué ne sont pas venus pour le concéder, mais pour le concrétiser. C’est leur devoir!
Où sont donc les grands changements structurels du paysage politique? Il faut que les caciques de la politique comprennent que la donne a changé et que le peuple risque de considérer sa révolution inachevée.
Le gouvernement de transition veut aller à son rythme, sans trop d’à-coups. Ils ont le savoir-faire mais il faudra leur en demander plus. Un jour ils font arrêter quelques dirigeants symboliques, un autre jour ils font publier une liste de personnalités poursuivies… bien incomplète. Ils gardent dans leur tiroir secret celle constituée des autres comparses politiques et businessmen.
Pour certains, la grande révolution c’est que Ben Ali et sa mafia soient partis: maintenant on peut aller se coucher!... Ils pensent que le temps faisant, le peuple se lassera et passera à autre chose.
Personne n’a demandé de créer des juridictions spéciales, mais d’appliquer la loi dans les juridictions courantes. Les groupes d’avocats activistes engagent des procédures – directement auprès des procureurs – par-delà une commission ad-hoc, suspecte de pesanteurs.
Il ne s’agit pas d’être vindicatif, mais la vérité est nécessaire pour exorciser le passé, pour tourner définitivement la page et pour une politique de concorde nationale qui stabilisera la Tunisie nouvelle.
Il ne faut pas hésiter à souffler sur la braise, si l’on veut que les cendres s’éparpillent!
«El Mouhim Layssa El Nidham, Bal El Watan!» (Le plus important n’est pas le régime, mais la nation).
Armée légitimiste et nationale où es-tu?
Aujourd’hui, au moment où des nervis du passé tentent encore de pratiquer la politique de la terre brûlée et de la violence, au moment où le citoyen se trouve projeté en orbite dans la stratosphère, où l’absence d’un ordre républicain et d’une sécurité publique sont réels: la perte de confiance est latente.
Alors que la sécurité est incertaine, alors que les gouvernorats sont en «roue libre», pourquoi cette absence… politique de l’armée, qui est pourtant la cheville ouvrière de cette architecture fragile? La question mérite d’être posée: «armée légitimiste et nationale où es-tu?»
Le sentiment d’un risque de confiscation de la révolution est vivace. Les coups de boutoir des jeunes, des régions et des «damnés de la terre» sont de plus en plus nombreux et virulents, au risque d’accompagner un délitement du pouvoir.
Le motif de cette résistance c’est l’indignation des jeunes générations, la vôtre. Vous qui avez décidé de ne pas vous en remettre à un pouvoir imposé, mais qui vous êtes engagé dans le sillage de la responsabilité, celui de la personne humaine, désormais collective.
Vous, «Génération Jasmin» qui devenez à votre tour – aujourd’hui – les symboles de la souveraineté qui doit appartenir à l’ensemble des tunisiens. Vous, les symboles du cri du cœur: «Vivre libre!».
Avec vous, la magie tunisienne va opérer… «Dar dar… Bït bït… Zanga zanga!»
Vous, qui devenez à votre tour – aujourd’hui – les symboles de la démocratie vivante et des lois partagées. Vous, qui êtes le forum commun où seront libres de s’exprimer les opinions les plus diverses: respect des autres, respect de la constitution que vous allez construire.
La constitution! Le mot est lâché, comme une nouveauté dans le langage de la vie politique que découvre la Tunisie! Et pourtant le mot «Destour» n’a jamais cessé d’être prononcé et, surtout, n’a jamais cessé d’être violé au cours de l’histoire de la Tunisie.Toute sa vie la Tunisie a couru après une constitution, un Destour, un vrai.
Depuis la constitution carthaginoise, il y a plus de 2.500 ans, en passant par la constitution husseinite de 1861, tous les partis ayant joué un rôle déterminant dans l’histoire de notre pays se sont référés au mot Destour.
Le Parti destourien libéral, puis le Parti Destour des Jeunes Tunisiens, puis le Parti du Néo-Destour de 1934, puis le Parti socialiste destourien de 1964 et – en 1988 – le Rassemblement constitutionnel démocratique! Ce dernier ayant été façonné pour le compte et à la mesure d’un personnage détestable, qui s’est avéré loin d’être un homme d’Etat et que les Tunisiens ont éjecté… pour ne pas dire… «déjecté!»
Révolution populaire ou révolution de palais?
Le mot constitution occupe, dans les médias et la société civile tunisienne, une place prioritaire voulue par la révolution du 14-Janvier. Une commission d’experts a été créée à cet effet… par l’exécutif, sous la direction de Yadh Ben Achour. Sa légalité et à sa composition sont contestées.
Le peuple s’est mis à gronder à nouveau! Elle a dû être élargie en dernière minute de 71 membres à 145 membres. Représentativité des partis, de la jeunesse, de la femme, des régions, des personnalités nationales, de l’Ugtt, de la Ligue des droits de l’homme, de l’Ordre national des avocats… rien que ça!
Après que les manifestants aient crié «El ChâabYourid Isqat El Nidham!», la Tunisie libérée attendait-elle une légitimité du système ou plutôt une légitimité de la révolution? Pourquoi une révolution populaire déboucherait-elle sur une révolution de palais? Où est la légitimité de l’après 14-Janvier aujourd’hui?
Autant de questions qui entravent fatalement l’établissement d’un scénario clair et rapide de constitution nouvelle. Il faut offrir aux acteurs véritables de la révolution tunisienne des garanties sur les règles futures du jeu politique, dans l’intérêt supérieur de l’Etat.
En ce moment, c’est un modèle de pouvoir provisoire qui s’est installé… dans la durée. L’histoire est riche de ce genre de transitions sans aucune base légale. Elles n’en finissent pas de durer. Comme vous le savez, l’enfer est pavé de bonnes intentions !
Maintenant que ce pouvoir transitoire est là. Maintenant que la fameuse commission Ben Achour dessine les contours des élections du 24 juillet pour une future assemblée constituante… La Tunisie verra-t-elle consacrer le règne des partis ou bien le règne du peuple?
La pierre angulaire de cette démocratie est une justice indépendante. C’est la priorité, aux côtés de contre-pouvoirs, comme celui de la presse et de la liberté d’expression.
On parle d’un code de la presse. Pourquoi cet instrument de contrôle? La loi ne sera-t-elle pas suffisante pour juger les contestations? Quel pouvoir peut s’arroger le droit d’interférer, face à… «l’orée boréale de la vérité»?
Il est désolant de constater aujourd’hui que la principale chaîne de télévision nationale tunisienne distille les reportages et informations avec prudence et parcimonie. Doit-on de nouveau nous rendre, tard le soir, sur Al-Jazira pour y retrouver une information moins convenue?
Pourtant, durant les quatre premiers jours de la révolution, la Télévision nationale avait suscité un souffle de liberté… mais les mauvaises habitudes reviennent vite.
Autre contre-pouvoir, furtivement ignoré: le référendum! Pourquoi ne parle-t-on jamais du référendum et du droit à l’expression directe du peuple. C’est pourtant une composante des deux facteurs essentiels de la démocratie, que sont le code électoral et la répartition des pouvoirs exécutif et législatif.
Aujourd’hui, à la lumière de son présent – plus que jamais – la Tunisie nouvelle a besoin de repères et de références retrouvées. Plus que jamais elle doit réhabiliter son histoire républicaine. Celle de la glorieuse épopée de la lutte pour l’indépendance. Celle des résistants valeureux. Celle des martyrs de la liberté. Celle des «combattants suprêmes». Celle des bâtisseurs de la Tunisie indépendante et moderne…
L’âme de Bourguiba a plané sur la Tunisie, ce 14-Janvier, pour la seconde libération de notre pays!
Mohamed Bouazizi disait à sa mère: «Je pars en voyage, ma mère, pardonne-moi. Je commence mon voyage et je me demande si c’est bien moi qui ai décidé d’entreprendre ce chemin vers l’oubli».
L’oubli? Non, tu ne seras pas oublié, car tu as payé au prix fort ton immortalité dans l’histoire, en devenant le symbole de la résistance du monde arabe et d’une révolution populaire intrépide et téméraire, partie de ta Tunisie !
Vive la Tunisie libre!
Vive la «Génération Jasmin!»
* Docteur en Sciences politiques de l’Université de Paris, Délégué général auprès des Institutions européennes.