Sami Ben Slama* écrit - Révolution pour tout un peuple, butin à partager pour quelques uns. Le holdup intégral des avocats sur les prérogatives des notaires s’inscrit dans cet esprit d’usurpation.


Un grand peuple a, en ces jours historiques, fait sa révolution et la poursuit. Une révolution d’une ampleur telle que certains ont en perdu la raison. Si des contre-révolutionnaires vivent ces jours dans le plus grand malheur ayant presque tout perdu, d’autres nagent dans le bonheur et l’hystérie totale. Ils sont même très occupés à partager des dividendes, à s’arracher des trésors de guerre et à compter les acquis certains et à venir.

Le partage des fruits de nos malheurs
Pour tout un peuple, pour son élite et pour sa majorité silencieuse, qui n’a jamais eu aucune occasion de s’exprimer librement, le fil des événements est très difficile à suivre. Le peuple «veut» une assemblée constituante élue et non désignée, un régime parlementaire, une cour constitutionnelle, l’alternance, l’indépendance de la justice, la démocratie, la liberté, la vraie… Et ce peuple, qui a fait la révolution, n’appartient ni aux partis, ni aux organisations, il n’appartient en fait à personne. Il est donc parfaitement inadmissible et immoral de s’approprier nos souffrances et notre lutte sous la dictature depuis l’indépendance pour se partager les fruits de nos malheurs.
C’est que ces derniers jours, une opération très louche a été organisée pour faire passer un projet des plus dangereux. Et pour faire diversion, quelques manœuvres ont bien sûr été nécessaires: il faut bien se positionner. Mais l’objectif s’est précisé de jour en jour.
Je ne parle pas ici des revendications politiques que nous soutenons sans réserve. Nous avions déjà, avec l’accord de notre association nationale, formulé des propositions dans un communiqué dans ce sens en date du 19 janvier 2011 boycotté par toute la presse (cherchez pourquoi !), et qui ont été empruntées par quelques partis de la place; nous les remercions.
Je parle plutôt de ces manœuvres partisanes visant l’appropriation exclusive du domaine de compétences internationalement reconnu pour les notaires par le Conseil de l’ordre des avocats. Un conseil, qui par des propositions inadmissibles rendues publiques depuis quelques jours et refusés par de nobles confrères dans cette profession que nous estimons, vise tout simplement et ouvertement le holdup intégral de nos prérogatives.

Tunisie, l’eldorado de l’acte sous-seing
Tout simplement, ces messieurs très habiles en termes de partage, ayant commandé nos jeunes révolutionnaires et étant leur chefs incontestés, veulent s’emparer du butin. Pour les opportunistes de tous bords et dans le brouillard levé par les recommandations des institutions de Bretton Woods. Institutions qui, depuis 2004, dans un rapport ‘‘Doing business’’  de la Banque mondiale, ridiculisé depuis par les notaires du monde entier, attaquent férocement l’acte authentique et en ces temps de profondes transformations, il fallait agir et très vite. Leur projet étant de faire de la Tunisie un eldorado pour l’acte sous-seing privé coupable de tous les abus passés et même à venir.
L’acte sous seing privé que les avocats monopolisent et qu’ils veulent renforcer en Tunisie malgré sa faiblesse flagrante, ses lacunes inqualifiables et son manque de fiabilité, est une menace réelle pour notre sécurité juridique et notre économie nationale. Il ne présente aucune garantie réelle pour le citoyen ou l’investisseur, car il favorise aussi bien le blanchiment d’argent, que la corruption, le blanchiment des terrains, la fraude fiscale, et la liste est longue.
Tous les actes qui ont permis au dictateur déchu et à ses bandes de malfaiteurs d’acquérir en toute légalité des centaines et peut-être des milliers d’immeubles appartenant à l’Etat ou aux particuliers ou sans propriétaires ont pris la forme d’actes sous seing privé.
Le notariat, une institution millénaire qui a refusé, lors de l’occupation française, l’appropriation d’immenses parties du territoire tunisien dont les terres agricoles fertiles par les colons, a justement été puni et sévèrement par l’introduction du sous seing privé dans notre système juridique par le colonisateur français.
Le sous-seing privé ne profite réellement qu’à un nombre infime d’avocats véreux, exécutants notoires de tous les désirs d’appropriation des mafiosi qui nous gouvernaient. Il ne profite nullement aux avocats jeunes ou vieux et aux propres et intègres d’entre eux, puisque la totalité des gros contrats sont monopolisés et depuis longtemps par ceux qui veulent aujourd’hui une distribution immédiate des dividendes de la révolution.

L’imposition de la tutelle insoutenable des pouvoirs publics
Les notaires tunisiens qui, dans leur écrasante majorité, ont défendu les droits du peuple tunisien, sous le protectorat et sous la dictature, et qui ont refusé de rédiger ces actes en dehors de la loi, ont été punis par le dictateur déchu par le viol de leurs prérogatives au profit des avocats. Ces derniers, ou certains d’entre eux, revendiquent aujourd’hui la rédaction de tous les actes juridiques comme si le ministère et sa justice leur appartenaient. Il leur appartenait avant, sans doute, puisqu’ils ont réussi à interdire aux Tunisiens d’exercer leur droit à recourir à l’acte authentique dans les actes relatif aux fonds de commerce, pour ne citer que cet exemple d’atteinte flagrante aux droits fondamentaux du peuple tunisien. Eux qui n’ont aucune légitimité ni aucune compétence particulière dans le domaine de la rédaction des contrats. Et qui se distinguent par leur absence totale de neutralité vis-à-vis des parties et des compétences réelles des notaires et leur neutralité imposée par la loi… Ils veulent en ces jours d’allégresse détruire le notariat, base essentielle d’une réelle sécurité juridique.
Nous notaires tunisiens, indépendants depuis toujours des partis et du régime, faisons partie de cette majorité qui n’est plus silencieuse et qui ne le sera plus jamais. D’ailleurs, on n’a jamais été vraiment silencieux, puisque, de tous temps et sous tous les régimes, notre profession a subi des opérations d’enclavement et l’imposition de la tutelle insoutenable des pouvoirs publics par le biais du ministère de la Justice.

Une noble profession affaiblie par les services
Aujourd’hui, cette noble profession veut se libérer après avoir été affaiblie depuis des dizaines d’années par un noyautage systématique avec l’introduction d’éléments incompétents pour la plupart, sans aucune formation juridique, proches des services ou récompensés pour services rendus en son sein. Ils ne représentent qu’une infime et infâme minorité aujourd’hui.
Le notariat tunisien, malade du fait de son régime juridique dépassé et archaïque, mais jeune et dynamique, regorge de compétences mondialement reconnues. Depuis quelques années, il lutte pour son émancipation et sa modernisation refusée par les pouvoirs publics. Et en ces jours heureux, il lutte  pour sa survie. Car de sa survie dépend la sécurité des transactions dans notre cher pays. De sa survie, dépend l’investissement surtout étranger. Aucun investisseur habitué à l’acte authentique chez lui ne risquera ses intérêts en Tunisie en ayant recours au sous seing privé indigne de sa confiance puisque handicapé et dangereux par rapport à l’acte authentique.
Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins et il faudrait vraiment choisir. Choisir entre rester sous-développés, vulnérables et dominés ou préserver et moderniser le pays tout entier et le notariat en particulier pour la sécurité du peuple tunisien et la sauvegarde de ses intérêts et de ses droits dans une approche mondialement reconnue. Une approche efficace pour lutter contre l’engorgement des tribunaux, l’inflation des budgets réservées à la justice, la fraude fiscale, les atteintes aux droits des citoyens et aussi pour la diminution du coût général de la réalisation d’un droit. Efficace aussi pour favoriser la croissance, l’investissement, la protection totale de toutes les transactions, le recouvrement d’énormes sommes dû à l'enregistrement perdues à jamais avec le sous seing privé. Un sous seing privé omnipotent ne peut que nuire au peuple tunisien et à ses intérêts vitaux.

Abandonner l’esprit corporatiste et penser à l’avenir du pays
Le président, le premier des ministres, le ministre de la Justice doivent abandonner tout esprit corporatiste et penser réellement à l’avenir du pays, tous les hommes politiques silencieux ou impliqués dans cette aventure doivent y penser sans calculs et dans l’intérêt de la nation.
Le notariat tunisien a présenté depuis le 28 avril 2010 un projet révolutionnaire qui permet, entre autres points forts, de fournir des emplois à entre 5.000 et 7.000 jeunes diplômés du supérieur et même plus et des milliers de postes de stages rémunérés sans contraintes pour le budget de l’Etat, la profession supportant seule le coût final de cette entreprise.
Ce projet n’a pas abouti car les responsables d’alors ne pensaient qu’à leurs intérêts particuliers. Mais maintenant, comment pourront-ils défendre l’indéfendable, la mauvaise gouvernance?
Le notariat tunisien tends la main à sa chère patrie et veut participer à bâtir un Etat moderne, fort et juste. Pour cela, il faudrait que le notaire juge de paix, représentant unique de la justice préventive et rédacteur unique de tous les contrats, retrouve et recouvre son domaine exclusif.
Les avocats pourront toujours revendiquer leurs droits légitimes en leur domaine de compétence naturel. L'option soutenue par certains de détruire le notariat et de le piétiner au profit d’avocat révolutionnaires à outrance dans leurs «mounachadat» et revendiquant la gloire surtout la nuit du 14-Janvier pour la plupart est néfaste. Et faire subir à ce grand peuple l’imposture dirigée de pas si loin par les Américains, apôtres du sous seing privé et ennemis de l’acte notarié, est indiscutablement une atteinte très grave aux droits du peuple tunisien, dont celui de se protéger en ayant recours à l’acte authentique.
Le peuple saura se défendre et ce sera alors pour nous tout un programme. Mais ce que je dois dire, au nom de tous les notaires, c’est que nous, notaires tunisiens, forts et unis, ne serons prêts à aucune concession et quel qu’en soit le prix. Et nous lutterons comme toujours pour le bien du citoyen et pour préserver tous ses intérêts et pour faire réussir cette révolution. Et nous serons toujours les gagnants de ce combat qui parait à première vue inégal. Car nous avons acquis et depuis longtemps l’amour de ce peuple qui reconnait et apprécie notre apport dans les villes, les villages, le désert et les montagnes de notre cher pays. Grâce à un maillage territorial inégalable et indispensable, nous serons toujours proches de lui.
Ce peuple veillera comme toujours à analyser les différents points de vue et il saura discerner le bon du mauvais, l’utile du dangereux et il prendra toujours le parti de ceux qui ont toujours préservé ses intérêts sans calculs, ni arrières pensées.
Ce peuple n’est pas dupe et il suit avec intérêt toutes les manigances et il sait discerner les complots et sera toujours à la hauteur de sa nouvelle image de peuple révolutionnaire. Une révolution d’une ampleur mondiale, et respectée par tous les peuples de la planète.
Le notariat tunisien, qui s’est distingué par des prises de position historiques et par une vision stratégique de l’avenir de notre pays, a refusé les trois  commissions, rejeté l’atteinte délibérée au domaine de compétence des magistrats et réclamé l’indépendance totale de la justice. Il a aussi demandé l’instauration d’un Haut conseil de la justice et exigé d’en faire partie. Il avortera toutes les manœuvres et réussira certainement dans sa mission délicate, malgré les coups et les trahisons.
Nous, notaires tunisiens, nous continuerons, malgré les écueils et les coups bas, et quand nous rétablirons le notariat dans ses droits et nous le ferons, l’avenir de notre grand peuple et de notre pays sera meilleur.

* Notaire et membre de la commission de développement et de réforme juridique de l’Association nationale des notaires (Ann).