Dr Lilia Bouguira écrit – Les peuples souffrent d’une double infirmité: l’absence de mémoire et de cécité. Ils glorifient ceux qu’ils ont haïs la veille et haïssent ceux qu’aujourd’hui encore, ils vénèrent.
Aujourd'hui, je me voudrai lisse comme de la soie et n’évoquer ni rude ni rugueux juste du velours.
Mon verbe, je le voudrai moins acerbe, plus détendu, moins sur l’attaque comme tout écorché vif, moins sur la défensive comme tout échaudé pour raconter juste raconter...
Il était une fois, un jeune homme beau et fort comme toutes les filles en aiment.
Il en choisit une, en fît l’élue de son cœur. Ils s’aimèrent à la folie et coulèrent un temps heureux fait de beaucoup de rêves nus sans étoile ni d’eau fraîche. Juste ce qu’il faut pour réaliser qu’au temps de Zaba, les rêves sont censurés, les amours maudits, les trocs impossibles sans arrière assurées par des tributs élevés, des sous-tables ou de main basse sur tout, absolument tout, pour entrer dans les bonnes grâces des mafieux.
Les temps étaient durs et bien faire restait difficile, maintenir le cap dans l’ouragan des Trabelsi une manœuvre impossible. Inexorablement, le couple coula et vint se fracasser dans les ténèbres des «madhloumines».
Une grappe non tendre d’années pour faire pourrir le malchanceux dans un trou à rat comme il en existe beaucoup dans ce pays de non droit de l’homme où le jour et la nuit se rejoignent, deviennent tourmentes, offenses et prison.
Un trop plein de malheurs nos prisons.
Elles sont à milles visages nos prisons tantôt représailles et travaux forcés, tantôt censure et défense de parler jusqu’au droit de respirer, d’aimer et de ne pas aimer.
Un autre mâle moins chanceux avançait, dans sa trentaine, bien ambitieux. Il jonglait avec ses acquis, sa science et ses compétences. Un jour, il vit atterrir dans son service un cadavre ambulant appartenant aux mafieux: overdose ou stade dépassé?
A vous de choisir car la liste est encore longue mais ne nous perdons pas encore plus dans ces détails infructueux.
Le malchanceux médecin se défonça pour le soigner. Matériels de dernière performance. Staff d’urgence sur staff d’urgence. Personnels réquisitionnés 24 sur 24. Nuits blanches suivies de nuits noires faites d’attente, de doute et de prières car dans n’importe quelle situation, le danger était présent.
Ce qu’ignorait notre imminent diplômé c’est qu’une fois son défoncé sauvé, il sera en gratification et reconnaissance enfoncé de la tête aux pieds pour rejoindre les tribunes des «madhloumines».
Un autre dans la horde des toubibs se défonça à son tour en travail acharné, titres et recherche mais il eut la malchance d’être chaperonné par une vieille sorcière qui flirtait avec les mafieux. Il fut bafoué, sa carrière escamotée et le droit d’avancement annihilé sous risque d’être perdu ou pendu dans les oubliettes encore des «madhloumines».
Un autre jeune homme fut tabassé à la suite d’une soirée arrosée. Rien de spécial chez notre jeunesse dévergondée mais lorsque les bras longs des mafieux ont atteint l’extrême violence, envoyant le jeune homme sur un lit de poly-fracturés et un trauma crânien, les choses devinrent autres.
Il y a des silences plus pénibles que certaines vérités surtout lorsque le summum est atteint avec interdiction de plainte et de geignement.
Toujours ce même renvoi aux cases des «madhloumines».
Enumérer les cas restent du domaine du possible mais ce qui est de l’impossible, c’est le retour en arrière, le rachat des vies gâchées et surtout le dédommagement de ces quantités de gens bafoués, malmenés sans preuve tangible ni dossier.
Juste beaucoup de douleur et une immense rancœur au fond du palais.
Qui rendra à ces gens et bien d’autres leur réhabilitation, leur dignité?
Qui se souciera de rappeler la justice à ces bancs oubliés?
Qui arrêtera le temps, ramènera la jeunesse à ces pauvres cheveux maintenant grisonnants tant par l’injustice que par l’amertume et les années?
Qui racontera les peurs, les désenchantements, les désillusions?
Qui stoppera le martèlement lancinant des regrets pour des destinées perdues dans des malentendus, des déchirements et l’absence de tolérance?
Qui effacera la rancœur qui dort depuis trop longtemps dans nos cœurs nous rendant invalides de notre passé, de notre présent et encore de notre futur?
Qui? Qui? Qui?
Ce qui me chagrine le plus, c’est que nos peuples souffrent d’une double infirmité: l’absence de mémoire et de cécité. Ce qui leur confère l’étrange aptitude de glorifier ceux qu’ils ont haïs la veille et de haïr ceux qu’aujourd’hui encore, ils vénèrent.
Ces derniers mots ne sont pas de moi mais de Sinoué.