Nasreddine Montasser écrit - Jamais la Tunisie n’a vécu une effervescence pareille. Depuis près de quatre mois, chaque jour apporte son lot de surprises, de déceptions, de réussites et de consécrations.


La dernière surprise en date est l’adoption, par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, de la loi électorale relative à l’élection d’une assemblée constituante avec en prime l’adoption du principe de la parité femmes/ hommes pour les listes candidates.
Cette parité est considérée comme une première en matière de processus électoral en phase transitoire voir une première mondiale tout court. Il est utile de rappeler que cette première pierre dans l’édification de la démocratie en Tunisie ne doit pas nous faire oublier la complexité de l’ouvrage et la difficulté de la tâche.  
Voyons un peu ce que nous sommes en train de mettre en œuvre. Nous avons jugé nécessaire, du moins la majorité d’entre nous, de rompre définitivement avec plus de 50 ans de dictature et d’ériger un système politique nouveau  adoptant la démocratie comme mode de gouvernance. Mais la démocratie, en terre arabe d’islam est une innovation et c’est dès ce premier pas que les difficultés apparaissent. Pourquoi?

Le paradoxe de la démocratie
La démocratie a été toujours considérée comme un produit de la culture occidentale. En effet, la démocratie a vue le jour en antiquité dans le terreau  gréco-romain. Elle a grandi en Europe pendant les siècles des Lumières. A cette époque, elle a rencontré la philosophie articulée autour des idées de raison, de tolérance et de progrès et s’est intrinsèquement liée à la notion de droits de l’homme. La démocratie a été adoptée définitivement comme mode de gouvernance en Europe pendant le XIXe siècle, à travers l’éclosion des systèmes parlementaires qui consacraient  la séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Elle a accédé à l’universalité pendant le XXe siècle et ceci malgré que ce dernier fût celui des grandes guerres et des grands massacres. Ainsi, la démocratie s’est identifiée à la culture occidentale et est devenue l’émanation de cette civilisation.
Dans une approche nouvelle des relations internationales, le monde occidental de l’après-guerre a troqué la «puissance dure» basée sur la force militaire et la puissance économique contre «la puissance douce» basée sur la puissance culturelle (Joseph  Nye).
Ainsi, l’Occident et par tous les moyens a cherché  à exporter la démocratie, qui reste pour lui le meilleur produit de sa culture et le meilleur moyen de faire accepter ses valeurs et sa puissance par le reste du monde. Il est communément admis en Occident que les démocraties ne se feraient pas la guerre (Emanuel Todd, ‘‘Après l’empire’’) et donc, elles partageraient ensemble une paix durable et équitable. La diffusion de la démocratie dans le monde participerait ainsi à la promotion de la paix et au partage des valeurs de droit de l’homme, d’égalité, et de tolérance.
De même, la réussite des pays occidentaux à allier force militaire et puissance économique et la volonté du reste du monde d’atteindre ce degré de puissance  ont fait que le modèle culturel occidental devienne objet de duplication et de copiage. La démocratie est devenue ainsi, le leitmotiv des mouvements  révolutionnaires et le Saint-Graal de toutes les quêtes de la liberté.

La montée des mouvances nationalistes et religieuses
La révolution tunisienne a été, dès son déclenchement à la mi-décembre 2010, une révolution pour la dignité, pour les droits de l’homme et pour les libertés fondamentales. L’instauration d’un régime démocratique est devenue l’étendard de la révolution. La jeunesse éduquée mais marginalisée s’est attribué le rôle du porte étendard de cette révolution.
Quatre mois plus tard, les choses commencent à se décanter. Des partis politiques et des composantes de la société civile ont pris le relais de la jeunesse dans la conduite du processus postrévolutionnaire. Mais, certains mouvements politiques cherchent immoralement à s’attribuer la paternité de cette révolution et veulent imposer leurs idéologies, le plus souvent dogmatique, comme modèle sociétal alternatif.
Ainsi, les mouvements d’obédience nationaliste et religieuse veulent édicter le nouveau mode de gouvernance de la Tunisie nouvelle. Ces mouvements ont commencé d’abord par rejeter en bloc autant la culture occidentale et ses produits que ces adeptes. C’est ainsi que l’élite des intellectuels tunisiens proches de la culture occidentale a été dénigrée et traitée d’agents contre-révolutionnaires à la solde des pays occidentaux. D’autres ont été traités de francs-maçons voire de sionistes.
Les intellectuels tunisiens considérés à tort ou à raison comme des défenseurs de la sécularisation et de la laïcité ont été jugés indignes d’appartenir à la culture arabo-musulmane. La négation s’est étendue à un tel niveau que même des valeurs universelles comme la démocratie et les libertés fondamentales se trouvent attaquées de toutes parts et réfutées.
A l’état actuel des choses, on serait enclin à penser que si un processus démocratique serait mis en place, il ferait émerger une nouvelle classe politique antioccidentale à caractère ou nationaliste ou religieux, qui chercherait par tous les moyens à se débarrasser de tout ce qui s’attache de près ou de loin à la culture occidentale. Ce qui peut paraître paradoxal.
En effet, c’est ce que Samuel Huntington appelle «le paradoxe de la démocratie» (‘‘Le choc des civilisations’’) et qui énonce que toute transition démocratique dans un pays non occidental ferait apparaître des forces antioccidentales par refus de la culture occidentale bien qu’elle soit à l’origine de l’émergence de la démocratie.
Ce paradoxe  a été vérifié dans toutes les sociétés non occidentales ayant opté pour un système démocratique. C’est ce qui conduit à faire monter en Russie un mouvement nationaliste sous la houlette de Boris Eltsine. Ce paradoxe a aussi été vérifié en Inde et en Malaisie après leurs indépendances et un peu partout ailleurs. Plus récemment, en Algérie et en territoires palestiniens, il a conduit à l’émergence de courants religieux salafistes et à alimenter la guerre civile.
Aujourd’hui, il parait évident que les processus démocratiques conduisent  le plus souvent à l’appel à la dé-structuration des bases culturelle, sociétaire, économique, et politique existantes, rien que parce qu’elles sont l’œuvre d’une intelligentsia occidentalisée et parce qu’elles s’inspirent des valeurs culturelles occidentales.
Malheureusement, la destruction du background de ces sociétés n’a pas été sans conséquences, surtout en l’absence de modèle alternatif viable et prouvé, et a  conduit à la paupérisation des sociétés et aux guerres civiles.

L’exception tunisienne
La Tunisie pré démocratique semble se débattre dans cette situation inconfortable. Des forces politiques de gauche et de droite alimentent la  surenchère sur la marche à suivre dans cette phase transitoire et sur les orientations qu’elle devra prendre. Le dénigrement systématique des acquis de l’après indépendance est devenu le fond de commerce idéologique des partis politiques naissant.
L’Etat, en retrait, perd de sa crédibilité et de sa stature. L’économie sombre à vue d’œil sous les coups des revendications sociales. Le tableau parait morose. Néanmoins, la grisaille s’estampe petit-à-petit et l’adoption de la loi électorale de l’assemblé constituante est une prémisse de la sortie de crise.
A quoi ressemblera le paysage politique tunisien dans quelques mois? Si le «paradoxe de la démocratie» se vérifie encore une fois et au vu de la surenchère actuelle, nous devrions assister à la résurgence de tendances politiques à caractère national, religieux, voir même d’extrême gauche qui, en accédant au pouvoir, s’acharneraient à «désoccidentaliser» le pays. Ils chercheraient à évincer les idées et les personnes affiliées à ce courant de pensée sous le prétexte de la réconciliation avec l’identité nationale.
Toutefois, la petite et paisible Tunisie a toujours constituée une exception. Cette fois-ci encore, elle le sera de belle manière. En effet, en pleine crise, des voies  se sont élevées pour affirmer que la Tunisie ne sera ni à gauche ni à droite, que la Tunisie est pour le travail, pour les valeurs universelles de liberté, de droit de l’homme, de citoyenneté et surtout de démocratie. Il est révélateur que pendant que se tiennent des sit-in soutenus par les forces de droite et de gauche d’autres ont eu lieu pour affirmer que la Tunisie sera gouvernée au centre et qu’elle refusera les dérives.

Une harmonieuse «tunisitude»
La Tunisie ne vie pas une crise d’identité. L’homme et la femme tunisiens sont capables de sublimer leurs identités culturelle et cultuelle et de les intégrer dans la modernité pour en créer une méta-identité propre. Les Tunisiens réclament tout simplement de vivre en harmonie avec leur «tunisitude».
Oui, la Tunisie constituera une exception et le paradoxe de la démocratie n’aura pas lieu. Les valeurs universelles, bien qu’elles soient de matrice occidentale, ne seront pas rejetées suite à un processus électoral démocratique, comme le prétendait Huntington.
L’Occident, de par sa culture et ses nombreuses réussites, restera l’une des sources d’inspiration de la culture tunisienne. Les forces politiques de gauche et de droite n’auront pas le dernier mot, car une masse importante plus en phase avec les aspirations des Tunisiens existe et possède de réelles capacités  mobilisatrices. Les partis progressistes sauront faire rallier à leur cause une part importante de l’électorat. De même l’élite de première et de deuxième génération de l’indépendance, formée dans les universités occidentales et tunisiennes, sera toujours la bienvenue et participera davantage à l’ancrage de la Tunisie dans son environnement. La démocratisation de ce pays se fera sans exclusion  et sans retour en arrière.
Néanmoins, il serait légitime de se poser la question sur l’origine de l’immunité  de la Tunisie contre les tiraillements des bords. Comme réponse, nous pouvons avancer un nombre important de facteurs. Parmi eux, nous trouvons la position géographique de la Tunisie, la multi-culturalité acquise au gré des différentes civilisations qui s’y sont établies. Nous pouvons aussi citer la place de la femme dans la société. La qualité intrinsèque de l’élite intellectuelle qui, bien que parfois marginalisée, a pu jouer un rôle modérateur dans la consolidation de l’identité nationale. Le multilinguisme culturel et la non disparition d’une langue occidentale héritée du colonisateur en tant que langue véhiculaire.
L’attachement de la société à son héritage civilisationnel millénaire. La succession de différents courants réformateurs au fil des siècles. Le caractère processif du Tunisien qui fait qu’il ne cède pas ses acquis et qui a plutôt tendance à les consolider, etc.
Pleins d’autres arguments peuvent être avancés pour expliquer cette exception tunisienne. Toutefois, il serait plus humble de dire qu’il ne s’agit que d’une fatalité. C’est comme dans une aquarelle, à la jonction de deux couleurs une troisième apparait qui n’est ni l’une ni l’autre mais plutôt les deux à la fois. La fatalité a fait que la Tunisie soit dans un espace de tangence civilisationnelle et historique et a fait que nous soyons si particuliers.
La révolution tunisienne est un nexus temporel aux conséquences incommensurables. Ici et maintenant, peut naître un être nouveau porteur d’espoir et de promesses qui est une synthèse et non une négation.
Ici et maintenant, ceux qui nient à la majorité sa «tunisitude» ce sont eux qui souffrent de la crise identitaire.

Source : Alliance Démocratique.