La mondialisation de l’économie a eu comme corollaire la prolifération des groupes multinationaux qui opèrent dans différents pays par le biais d’entreprises associées, et ce pour des raisons de marché et, aussi, pour des raisons d’optimisation des coûts de production et, en conséquence, de rentabilité.
La multiplication des entreprises multinationales représente un sérieux défit pour les administrations fiscales soucieuses de la protection des ressources fiscales du fait du risque de fraude inhérent à la pratique des prix de transfert (de bénéfices par majoration ou minoration des prix) lors de la conclusion de transactions internationales.
Le «prix de pleine concurrence»
Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde), les prix de transfert sont «les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées». Ils sont définis comme étant les prix des transactions entre sociétés d’un même groupe et résidentes d’États différents. Selon l’Ocde, des entreprises sont associées lorsque l’une participe directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital de l’autre ou que les mêmes personnes participent directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d’une entreprise d’un Etat et d’une entreprise d’un autre Etat.
En fixant leurs prix de transfert, les groupes opèrent des choix qui affectent de façon immédiate et directe l’assiette fiscale des États concernés par les transactions.
Par conséquent, les États vérifient si les entreprises implantées sur leur territoire et qui commercent avec d’autres entreprises liées et implantées à l’étranger sont correctement rémunérées pour les opérations réalisées et s’ils déclarent la juste part du résultat devant leur revenir eu égard aux activités déployées
Les pays membres de l’Ocde ont adopté le principe du «prix de pleine concurrence» pour les opérations intragroupes. Il signifie que le prix pratiqué entre des entreprises dépendantes doit être le même que celui qui aurait été pratiqué sur le marché entre deux entreprises indépendantes.
Achat à prix majorés ou vente à prix minorés
Les prix de transfert peuvent être matérialisés par voie de majoration ou de minoration de prix d’achat ou de vente soit par tout autre moyen. A titre d’exemple, nous prenons le cas d’une chaîne hôtelière étrangère qui a créé une société de gestion en Tunisie pour l’exploitation d’un hôtel. Ladite chaîne vend un séjour touristique pour 1.500 euros qu’elle achète auprès de sa société de gestion, située en Tunisie, pour 300 euros. Dans ce cas, nous parlons de prix de transfert si le prix que doit percevoir la société de gestion est de 1.200 euros. Un transfert de bénéfice de 900 euros a été réalisé par le biais d’une vente à prix minoré de la filiale tunisienne à sa mère étrangère.
Une banque étrangère vend à sa filiale tunisienne un logiciel pour 15 millions d’euros. Il y a transfert de bénéfice, par voie d’achat à prix majoré, si la valeur réelle de ce logiciel est égale à 5 millions d’euros sans toutefois s’attarder sur le niveau technologique de ce logiciel (obsolescence et autres).
Rémunération excessive de prestations de services
Un groupe international étranger loue sa marque sous forme de concession, à sa filiale tunisienne moyennant des redevances qui peuvent dépasser de loin les avantages économiques procurés par ladite marque et constituer, en conséquence, un moyen de fraude fiscale.
Le même groupe peut conclure un contrat de partage des coûts liés à des prestations de publicité conjointe, de marketing et autres moyennant le paiement d’une rémunération excessive et dont la filiale tunisienne ne peut prouver l’utilité, la nécessité et la réalité.
Le transfert de bénéfices peut être opéré, pour un groupe international, par la facturation à prix majoré, à sa filiale tunisienne, de services d’assistance technique, sans toutefois parler des facturations fictives faites par des sociétés off shore «boites postales» situées au Royaume-Uni, au Luxembourg, en Suisse, aux Emirats Arabes Unies et dans d’autres pays dont la législation permet la création de sociétés off shore ne travaillant qu’à l’étranger.
A ce titre, un séjour touristique offert, par un groupe international, à ses cadres en Tunisie, peut être facturé à sa filiale tunisienne comme de l’assistance technique.
Le transfert de bénéfices peut être matérialisé, pour une filiale tunisienne, par la mise à la disposition de sa mère étrangère d’ingénieurs informaticiens en ne procédant pas à la facturation de cette assistance technique. Dans ce cas, le transfert de bénéfices a été opéré par le biais d’un acte anormal de gestion.
Le transfert de bénéfices peut être opéré, pour un groupe international, par la mise à la disposition de sa filiale de matériel moyennant le paiement d’une redevance qui dépasse de loin les avantages économiques qui peuvent être procurés par ledit matériel ou par la mise à disposition de manœuvres en les facturant comme des experts chevronnés n’ayant pas de similaires en Tunisie.
Activités de financement et sous-capitalisation
Le transfert de bénéfices peut être matérialisé par des opérations de prêt entre sociétés apparentées appartenant à un groupe international. Généralement, ces opérations sont réalisées au moyen d’une société financière du groupe qui peut revêtir la forme d’un holding luxembourgeois ou suisse. Le transfert de bénéfices se fait par le biais de la rémunération qui peut être faite à un taux majoré ou minoré.
Aussi, les groupes internationaux ne dotent pas leurs filiales d’un capital adéquat qui leur permet de faire face à leurs engagements financiers pour pouvoir leur accorder, ensuite, des prêts rémunérés à des taux qui sont dans tous les cas très bénéfiques pour leurs holdings si on prend le cas du droit fiscal tunisien qui a plafonné le taux d’intérêt dans ce cas à 8% et qui n’a pas prévu un dispositif pour luter contre la sous-capitalisation qui demeure, par ailleurs, une source de difficultés pour tous les opérateurs économiques notamment les banques.
Fraude liée aux contrats de concession
Les contrats de concession Bot auxquels recourent les pays du sud pour améliorer leur infrastructure (aéroport, centrale électrique et autres) peuvent s’avérer très dommageables dans les cas où le coût de l’investissement est gonflé par le concessionnaire qui est généralement une entreprise étrangère où la qualité de l’ouvrage est médiocre.
Dans ces deux cas, un transfert de ressources aura lieu vers l’étranger du fait que la durée d’exploitation de l’ouvrage par le concessionnaire sera surestimée (40 au lieu de 30 ans) sans tenir compte des éventuels avantages fiscaux et financiers qui lui sont octroyés indûment. De même, les concessions pétrolières et minières peuvent servir comme moyen de pillage des ressources des pays du sud par le biais des prix de transfert pratiqués ouvertement par les multinationales qui vendent leurs biens à très bas prix à une de leurs filiales située dans un pays à basse fiscalité; par la suite, la filiale vend ces mêmes biens à un prix plus élevé. Le bénéfice est ainsi localisé dans un paradis fiscal où il est peu (voire pas du tout) taxé. C’est en prétendant fonctionner à perte qu’Exxon a par exemple pu éviter, pendant 23 ans, de payer le moindre impôt à l’Etat chilien sur l’exploitation du cuivre de la mine Disputada de las Condes. En cas de partage du produit avec l’Etat concédant, elles gonflent largement les charges même en recourant à la facturation fictive surtout que les organismes étatiques d’audit sont sommés de demeurer dans leurs bureaux.
Aussi, les redevances payées par un Etat à un autre Etat en contrepartie du droit de passage d’un pipeline sur son territoire peuvent s’avérer largement sous-estimée moyennant le paiement de pots de vin à certaines personnes influentes.
Pillage organisé des ressources des pays pauvres
L’utilisation abusive des prix de transfert peut causer beaucoup de dégâts en termes de ressources budgétaires aux pays non-développés dans la mesure où les groupes internationaux peuvent détourner les contrôles de change et rapatrier les bénéfices sous forme non imposable.
Dans une interview, l’ancien juge anti-corruption et parlementaire européen Eva Joly a dénoncé les pratiques illicites des multinationales: «Compte tenu de la pauvreté de leurs populations et de l’importance de l’économie grise, les pays en développement ont une assiette fiscale étroite et un taux de recouvrement faible: l’impôt y représente – au mieux – de 12% à 14% du Pib, contre 40% à 50% dans les pays industriels. Or une partie importante de ces recettes légitimes est confisquée par les multinationales occidentales. Il faut mettre fin aux mécanismes qui autorisent ces grands groupes internationaux, opérant par exemple en Afrique, à ne pas payer d’impôts ou si peu dans les pays en développement.
Les multinationales utilisent tous des paradis fiscaux pour pratiquer «l’optimisation fiscale». Il s’agit d’un véritable pillage organisé des pays du Sud». Les montages d’optimisation fiscale sont généralement vendus par les grands cabinets d’audit comptable. La fondation britannique New Economics attribue aux auditeurs des Big Four le rôle de profession la plus destructrice de valeur: «Chaque euro économisé par une multinationale est un euro qui aurait sinon alimenté les caisses de l’État…».
Les états financiers certifiés sans réserve des filiales appartenant à des groupes étrangers sont erronés et ne reflètent pas la réalité des opérations économiques. Pour piller les ressources d’un pays, il faut des complices dont la rémunération est en numéraire ou en nature. C’est le cas généralement de la prise en charge des frais d’études des fils des agents de l’Etat.
Le phénomène des prix de transfert est encore négligé par notre administration fiscale malgré l’existence d’un dispositif légal à ce titre. Cette négligence est due à l’absence de contrôleurs fiscaux spécialisés en matière de lutte contre les prix de transfert et en matière de contrôle des opérations internationales, sachant que cette défaillance de taille occasionne des pertes colossales pour le trésor public qui peuvent se chiffrer annuellement à quelques milliers de milliards !
Compte tenu des moyens existants et de notre pratique, le dispositif conventionnel et de droit commun demeure, jusqu’à ce jour, ineffectif. D’ailleurs, l’absence de jurisprudence en la matière confirme ce constat. Les redressements très rares ayant trait aux prix de transfert sont, généralement, motivés par la théorie de l’acte anormal de gestion.
Cette situation paraît bizarre au moment où les prix de transfert représentent, ces dernières années, la source de redressement la plus rentable pour les autorités fiscales des pays développés et où aucun Etat, qu’il soit pauvre, émergent ou riche, ne doit, en principe, tolérer l’érosion de ses ressources fiscales par le biais des prix de transfert. D’ailleurs, le professeur français Patrick Rassat a prouvé, à travers une recherche scientifique, que les redressements fiscaux liés aux prix de transfert sont 23 fois plus rentables que ceux liés à la taxe sur la valeur ajoutée qui représente la part la plus importante des recettes fiscales.
* Conseil fiscal agréé.