Lofti Maktouf écrit - Le succès de la révolution tunisienne se mesurera dans sa capacité collective à transformer la conquête des libertés en postes d’emploi, en pouvoir d’achat réel, en opportunités économiques, bref en croissance.


Le danger est que ces libertés demeurent lettre morte déposée sur des rayons vides, des ateliers fermés, des hôtels désertés, des dispensaires sous-équipés et des files interminables de chômeurs.
Depuis sa prise de pouvoir en 1987, Ben Ali a gouverné la Tunisie sans programme ni vision. Entouré d’exécutants complices ou complaisants, il a navigué à vue avec pour seuls instruments pillage, propagande, corruption, torture et chantage. Il a bien failli condamner au néant une société pourtant porteuse des plus beaux espoirs.

Les acquis et les carences de l’ère Bourguiba
1956. La Tunisie de Bourguiba est enfin indépendante. Ce «petit» pays sans pétrole, aux voisins que l’on sait, sur fond de guerre froide et de nationalisme panarabe, avait très vite conçu et enclenché une série de chantiers de développement couvrant tout le spectre de la vie économique et sociale de l’époque.
Grâce à la pertinence de son programme, Bourguiba a fait de la Tunisie une référence: un peuple éduqué, une stratégie de lutte contre la pauvreté, les ingrédients d’une mutation économique et sociale, le déploiement d’infrastructures mesuré et réaliste, un statut personnel moderne au cœur duquel se situe l’émancipation de la femme, une fonction publique fière et de qualité, une vraie classe moyenne, des entrepreneurs confortés dans leurs droits, une petite et moyenne entreprise dynamique, un secteur agricole valorisé (excepté le bref épisode collectiviste), une activité syndicale certes tenue en laisse mais réelle, et une politique et image internationales claires et intelligentes.
Le pari de la réforme sociétale et économique est réussi mais un système démocratique au sens de corps de règles démocratiques garantissant liberté d’expression, représentativité, séparation et indépendance des pouvoirs n’a finalement pas vu le jour. Cela aurait pourtant permis un développement régional plus équilibré et aurait sauvé Bourguiba de lui-même au crépuscule de sa vie.
Il n’existe finalement pas de seuil de «maturité démocratique» à atteindre ou attendre. L’heure de la démocratie est toujours, toujours maintenant. Pour preuve, le refus de la rue tunisienne «d’attendre 2014 pour la démocratie», comme le balbutiait Ben Ali, un pied à Carthage et l’autre déjà sur le tarmac.
Un plan de relance cohérent et mobilisateur

Quels constats aujourd’hui, trois mois après la révolution?
1. Le chômage, déjà alarmant, s’accroît. En vingt-trois ans, personne n’a repensé le binôme système d’orientation/besoins du marché de travail, ni exploré par exemple les vertus de la formation professionnelle, clé de voûte du perpétuel miracle allemand.
2. La concentration de la richesse dans la zone côtière a relégué au rang de citoyens de seconde zone des populations entières. En privant les régions intérieures de toute attractivité économique, le régime a fini par creuser sa propre tombe.
3. Affirmer que les fondamentaux sont bons et qu’une fois la corruption et le népotisme écartés, et la situation stabilisée, une belle croissance de 6 à 7 % nous attend est un mauvais diagnostic. Les graves lésions subies par l’administration, le droit économique, le crédit ont atteint le système économique et juridique dans son intégrité. Le catalogue des réformes structurelles à entreprendre est volumineux et complexe.
4. Le citoyen s’interroge: pourquoi rien n’est-il entrepris sérieusement pour rapatrier la dizaine de milliards de dollars mal acquis sous l’ancien régime, sachant que dans ce domaine chaque minute compte? Au-delà de ceux qui veulent tout, tout de suite, la perception est que les préoccupations des populations ne sont pas comprises. Au gouvernement censé expédier les affaires courantes plutôt que de concevoir et appliquer un programme, il est reproché de ne faire ni l’un ni l'autre.
5. La perplexité est exacerbée par l’absence d’information. Le pays attend un plan de relance cohérent et détaillé dans lequel les citoyens pourront se reconnaître et les investisseurs (nationaux et étrangers) s’insérer. Il ne suffit pas d’annoncer une «Conférence des donateurs» ou un «plan Marshall», du reste peu réalistes et contre-productifs, à un peuple habitué à compter sur lui-même.
6. Ce flottement explique sans doute en partie l’attentisme de la communauté internationale. Aux Tunisiens de sensibiliser les décideurs occidentaux à un plan de relance cohérent et mobilisateur. La Tunisie (dont le crédit demeure malgré tout substantiel) n’a pas le loisir d’attendre que l’Occident prenne enfin la mesure de l’enjeu stratégique que ce pays représente.

Source : ‘‘Le Cercle Les Echos’’.

Les titres et intertitres sont de la rédaction.

* Diplômé des facultés de droit de Tunis, de Paris-Sorbonne et de Harvard. Il a été conseiller au Fonds monétaire international à Washington.