La dictature et la chute dans le vide, subies par le peuple et le pays, étaient-elles nécessaires et inévitables? Si oui, est-ce que cela veut dire que la même descente aux enfers peut encore survenir en Tunisie dans le futur sans que personne ne pourrait rien empêcher?
Les coûteuses erreurs du passé
Ces questions s’imposent car en novembre 1987 le jeu politique n’était pas cristallisé ni figé et il ne le deviendra que plus tard après plus de 18 mois environ.
Durant cette première période tout le monde a succombé à la liesse, les hommes politiques en particulier n’avaient pas saisi l’opportunité pour faire le travail pour lequel ils sont généralement choisis ou élus. Ce travail consiste à négocier, au nom des groupes ou des associations, pour soutirer des concessions, réaliser des gains et se donner des garanties contre les volte-face et les manipulations.
À cet égard, les forces vives du pays n’avaient-elles pas fait montre d’inconséquence politique et de faiblesse grave d’évaluation et de vision en 1987? La réponse est claire ici puisque ces forces n’avaient pas montré une grande volonté de changement ni la conviction ferme de mettre un terme aux habitudes non démocratiques et despotiques imposées par Bourguiba et les Destouriens peu de temps après l’indépendance.
Le syndicat Ugtt, certes toujours surveillé, toujours réprimé, n’était pas en position de requérir quelque garantie que ce soit contre le retour des campagnes sanglantes et des machinations dont il était régulièrement l’objet. Mais le syndicat national n’était pas le seul à se rallier en 1987 sans gain substantiel, toutes les formations de l’opposition politique tunisienne s’étaient montrées optimistes, bien disposées envers Ben Ali, pourtant reconnu pour être le responsable de la boucherie sanglante du 26 janvier 1978.
Ces forces n’avaient montré aucune méfiance envers le successeur autoproclamé de Bourguiba et ses complices conspirateurs. Cela aussi malgré le fait que les moyens utilisés par le trio Baccouche-Ammar-Ben Ali étaient llégaux, violant les lois et passibles de peines très sévères. Tout avait été accepté.
Moins que tout le monde, en novembre 1987, les Destouriens n’avaient montré aucune réticence envers les actes posés et aucune méfiance envers les possibles dérives du nouveau chef qui s’était imposé. Ce point est important à souligner car il permet de rappeler que les coups de force et les conspirations sont des traits associés à la pratique historique du Destour depuis bien avant l’indépendance de 1956. Pas étonnant alors que ses membres, en 1987, n’aient rien trouvé d’anormal au mépris des lois pour ensuite accepter aussi l’usage étendu et abusif de la force et de la torture contre les citoyens et comme moyens valables pour atteindre des objectifs politiques contestés par la société.
Il faut aussi rappeler que le Destour a toujours disposé d’une milice aux ordres capable de violenter les étudiants, de briser les grèves, d’agresser les opposants, leurs enfants, conjoints, proches et voisins.
En novembre 1987, la fameuse déclaration programme (ou, plutôt, le mensonge) lue par Ben Ali avait causé une joie que le peuple, débarrassé du spectacle quotidien d’agonie que projetait Bourguiba, n’avait pas cherché à gâcher. Le peuple n’a pas réclamé, et les élites avec lui, des garanties pour une véritable vie démocratique et une rupture, véritable et définitive, avec les pratiques défaillantes du passé. Tout le monde doit tirer les leçons pour le temps présent, trois mois et demi après la révolution du 14 janvier 2011.
Bien sûr, le contexte était particulier, nul ne peut oublier qu’en 1987, les conditions politiques et sociales étaient difficiles, incomparables avec celles de 2010-2011. Il faut cependant rester lucide et se dire, comme notre passé l’illustre bien, que le remplaçant d’un tyran ou d’un dictateur ne sera pas forcément un démocrate acquis à l’ouverture et immunisé contre les dérives autoritaires. Il faut espérer le meilleur mais se préparer aussi à affronter le pire s’il se présente.
Notre propos veut souligner ce qui suit: toutes les garanties qu’un peuple peut se donner contre les dérives autoritaires et dictatoriales sont légitimes, beaucoup moins regrettables et beaucoup moins dommageables pour la collectivité et les individus que les malheurs et la terreur que l’absence de ces garanties peut occasionner.
Le 7 novembre 1987, le Parti-État Destour croyait avoir trouvé un sauveur, disait-on, il a fallu peu de temps pour que le pays découvre le dictateur sanguinaire qui se cachait derrière. Il faut rappeler ces faits pour que la même erreur ne sera pas répétée aujourd’hui, surtout que nous voulons changer véritablement de siècle, devenir et rester un peuple libre de ses choix et de son destin.
Les médias, la dictature et la contre-révolution
L’affirmation de Ben Ali comme dictateur a été rapide et ceux qui ont facilité sa mue maléfique dès sa prise du pouvoir sont les élites. Rapidement, les bien-pensants de l’époque se sont soumis. Journalistes, écrivains, académiciens, commentateurs, conseillers et autres intervenants des médias se sont mis à plat ventre devant lui. Les habitudes établies sous Bourguiba ont été reconduites et renforcées avec le nouvel homme fort du Destour. Les journalistes ne posaient pas de questions gênantes, ni au dictateur ni à ses collaborateurs; ils ignoraient les arguments dérangeants et se taisaient surtout, au lieu de relever les mensonges ou de dénoncer les abus. Cela alors que les membres du Rcd, au gouvernement comme ailleurs, devenaient les champions mondiaux de la démagogie et d’une langue de bois digne des pires dictatures de l’ancienne Europe de l’Est stalinienne. L’autocensure s’est installée pour devenir, petit à petit, la règle. Les honnêtes gens, incapables de travailler dans de telles conditions, se sont faits discrets ou se sont retirés de la place publique la cédant, tout entière, aux médiocres.
Ce sont ces derniers qui vont profiter de l’occasion pour devenir les seuls à parler au nom du pays, à le représenter à travers le monde et pour s’allier à des puissances étrangères.
Parmi celles-ci, certaines haineuses, étaient bien satisfaites de voir que la Tunisie et son peuple devenaient une entité sans âme, un corps sans vie disponible pour toutes les manipulations et toutes les machinations hostiles à son autonomie, ses attaches, son histoire, sa religion, sa culture et son aspiration à l’unité arabe. Avec la dictature, le loup s’était installé dans la bergerie et le berger lui donnait un coup de main.
Quoi que disent les tenants de la réconciliation pressée d’aujourd’hui, l’univers de plomb instauré par Ben Ali n’a pas rebuté les destouriens rcédistes, bourguibistes ou non. Aucune indignation notable, aucune sortie des rangs à laquelle ils peuvent s’accrocher. Tout indique, hélas, que les avantages tirés par ces individus et leurs familles les rendaient aveugles et insensibles à ce qui accablait le reste de la population.
Après 52 ans de règne sans partage, leur sortie d’une telle bulle ne pouvait qu’être brutale. Ils vivent la révolution du 14 janvier comme une catastrophe sans pareille, un désastre auquel ils ne s’attendaient pas. Ils ne pouvaient imaginer que leur dictateur serait chassé et que le système tentaculaire qu’ils ont créé avec lui allait s’effondrer et serait neutralisé sans recours à la violence, par un peuple aux mains nues, sans complot ni aide d’étrangers tirant les ficelles, sans revanches ni expressions de haine.
Il est temps de tenir ces figures de l’échec, loin des centres de décision et d’influence sur la vie politique du pays. Ils ont des compétences dites-vous, rien ne les empêche de les exercer pour participer au développement et à la diffusion de la prospérité et des bonnes conditions de vie là où ils se trouvent sans chercher à tout corrompre ni à tout contrôler de la vie de leurs concitoyens.
* Politologue universitaire vivant au Canada, qui a enseigné l'économie politique et l’histoire aux universités de Montréal (Uqamet UdM).
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