Ghazi Meziou* écrit – L’équilibre entre souplesse et rigidité qui sera retenu par l’assemblée constituante conditionnera, à long terme, la vie politique et les libertés publiques de la Tunisie.


A partir de la définition de Wikipédia, on peut définir la constitution de la manière suivante: «C’est un texte qui fixe l’organisation et le fonctionnement d'un Etat. La constitution est à la fois l’acte politique à valeur juridique et la loi fondamentale qui unit et régit de manière organisée et hiérarchisée l’ensemble des rapports entre gouvernants et gouvernés au sein de cet État. La constitution garantit les droits et les libertés de la communauté humaine concernée. Elle limite également le pouvoir.»
La question est de savoir comment la constitution garantit-elle les droits et libertés de la communauté humaine et comment limite-t-elle le pouvoir de l’Etat?

La garantie des droits et libertés
Nous raisonnerons bien évidement dans le cadre d’un Etat de droit, où la loi s’impose à tous. A défaut, aucun texte juridique ne garantit rien à personne.
Cette garantie des droits et libertés et cette limitation du pouvoir résultent de la nécessaire conformité à la constitution de tout autre texte à valeur juridique. Un texte qui serait en contradiction avec les règles et valeurs affirmées par la constitution pourrait être invalidé par diverses procédures.
Cette garantie est – d'une certaine façon – illusoire, dans la mesure où la constitution est modifiable, ainsi le pouvoir peut modifier la constitution et donc la limite qui s’impose à lui.
Pour prendre un exemple dans l’air du temps: imaginons qu’un consensus soit trouvé sur le maintien de l’article 1er de la constitution de 1959: «La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain: sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république.»
Si un pouvoir laïque, ultérieurement élu, avait la possibilité de remplacer la référence à l’islam par une référence à la laïcité ou si un pouvoir islamiste avait la possibilité de remplacer la référence à l’islam par une référence à l’islamisme, chacun conviendrait que la protection censée résulter de la constitution serait illusoire et le grand cas que nous en faisons, incohérent.
C’est là qu’entrent en jeu, les concepts de souplesse et de rigidité de la constitution.

Changer la règle du jeu
La constitution sera d’autant plus souple que sa modification sera facile et d’autant plus rigide que sa modification sera difficile.
Cette question – aujourd’hui absente du débat politique – deviendra relativement centrale après l’élection. A priori, la question n’est pas encore abordée par les partis politiques en raison de leur ignorance des résultats des futures élections de l’assemblée constituante. Les partis qui seront dans le bloc majoritaire auront intérêt à placer le curseur vers la rigidité et, à l’inverse, ceux qui seront dans le bloc minoritaire auront tendance à placer le curseur vers la souplesse. Les premiers pour garantir la pérennité de la règle du jeu qui est conforme à leur vision, les seconds pour se donner la possibilité de la changer dès qu’ils accéderont au pouvoir à la faveur d’une alternance.
Je suis d’avis au contraire que la question doit être discutée aujourd’hui, sur le plan des principes. Au niveau des citoyens, pour que la réflexion se fasse indépendamment de leur logique partisane et donc de manière plus réfléchie et dépassionnée et au niveau des partis, pour leur éviter le procès d’une position purement politicienne et non politique.
Si l’on part du principe que la Tunisie va être une démocratie. Il en résulte que le pouvoir élu aura un contrôle, plus ou moins grand, sur une majorité des votes au parlement.
Il en résulte également que si la constitution prévoit que sa modification pourra être réalisée par un vote du parlement à la majorité simple (il s’agit d’une constitution ultra souple), cela reviendrait à donner la possibilité au pouvoir élu de changer la règle du jeu à sa guise en usant de sa majorité au parlement. Dans ce cas, la Constitution ne limiterait en rien le pouvoir ni ne garantirait les droits et libertés des citoyens.

Où placer le curseur?
Il faut donc introduire de la rigidité pour donner à la Constitution son caractère limitatif du pouvoir et protecteur des droits et libertés. Toutefois, il faut être conscient que la rigidité est – dans une certaine mesure – anti démocratique, en cela qu’elle est un obstacle au pouvoir de la majorité de demain.
L’exercice est donc de savoir où placer le curseur entre la volonté de mettre en place une constitution fondatrice et pérenne et la nécessité pratique et conceptuelle de permettre à la règle du jeu d’évoluer avec l’évolution de la société et de la volonté du peuple.
Les techniques législatives permettant de rigidifier une constitution sont principalement les suivantes :
- On peut prévoir dans la constitution que sa modification ne pourra se faire que par une majorité qualifiée des parlementaires, c’est-à-dire que l’adoption d’une modification ne pourra se faire à la majorité simple. Il faudra l’accord de 60 %, 70% … des parlementaires
- On peut prévoir dans la constitution que sa modification ne pourra se faire que par un référendum populaire. C’est l’assurance qu’il n’y aura pas d’escamotage du nécessaire débat national et/ou de passage en force de parlementaires sans l’assentiment de leurs électeurs. Le vote référendaire peut, lui-même, être pris à la majorité simple ou qualifiée.
- On peut également prévoir dans la constitution que sa modification nécessitera le respect d’une longue procédure. Les procédures longues permettent de «garantir» que la modification constitutionnelle sera réfléchie et non arrachée sur le coup de l’émotion créée par une circonstance particulière (guerre, terrorisme, crise économique aigue, épidémie…).
- On peut enfin limiter les possibilités d’initier les modifications de la constitution. Cette question se pose avec plus d’acuité dans le cas d’un changement par voie référendaire. Donner à chaque citoyen la possibilité d’initier un référendum est dangereux (couteux pour l’Etat et perturbateur de la vie politique en raison de la multiplication des élections, risque de populisme et de démagogie…) On peut bien sûr donner ce pouvoir à un groupe de citoyens (initiative commune de 1.000 ou de 1.000.000 de citoyens), le risque en sera minoré mais existera toujours. On peut, à l’inverse, limiter l’initiative de la modification de la constitution au président de la république et/ou au vote majoritaire du parlement, ou bien sur choisir des solutions médianes (groupe de parlementaires…)
Ces quatre techniques peuvent être combinées (et le sont souvent) avec des pondérations plus où moins importantes. De plus tous les articles de la constitution ne sont pas nécessairement modifiables selon la même procédure, il est possible de prévoir une plus grande rigidité pour certains articles, par exemple ceux relatifs aux libertés ou au régime républicain.
La question est une question de dosage et d’équilibre.
L’équilibre entre souplesse et rigidité qui sera retenu par l’assemblée constituante conditionnera, à long terme, la vie politique et les libertés publiques de la Tunisie.
Je pense que cette question doit commencer à être débattue aujourd’hui, sans que le débat d’idées ne soit perturbé par les résultats électoraux des uns et des autres ou que le clan perdant n’accuse le gagnant d’avoir confisqué à long terme l’équilibre constitutionnel.

* Meziou Knani & associés.