La société civile tunisienne ne cesse d’appeler de diverses manières à la constitution d’un Front républicain avec listes communes pour les élections du 24 juillet. Ces appels sont plus ou moins argumentés, plus ou moins agressifs, certains sont brillantissimes et convaincants.
Admettons – pour les besoins du raisonnement – que le Front républicain est la meilleure stratégie possible. Pour les besoins du raisonnement seulement, parce que, pour ma part, je suis davantage pour la cristallisation de deux ou trois forces politiques progressistes que pour la constitution d’un front uni. Mais là n’est pas la question.
Petites ou grandes ambitions personnelles
Ainsi si l’on admet que le Front républicain est la meilleure stratégie possible, il devient inévitable de s’interroger sur le rejet de cette stratégie par la majeure partie des partis politiques, aussi bien par les anciens (qui ont une expérience politique a priori plus importante que celle des défenseurs du front) que les nouveaux (qui ont une expérience politique comparable à celle des défenseurs du front).
L’explication qui est généralement donnée – et que je ne partage pas – est que les hommes politiques ont de petites ou de grandes ambitions personnelles et qu’ils font passer l’intérêt du pays derrière leur petit intérêt personnel, ou autrement formulé que le rejet du front est le résultat de petits calculs de politique politicienne. Je crois que l’explication est ailleurs.
Analysons la situation pour les anciens partis. Les forces en présence sont facilement identifiables, il y a le Parti démocratique progressiste (Pdp), le Forum démocratique pour les libertés et le travail (Fdtl) et Ettajdid. Les deux premiers (en usant d’argumentaires différents) affirment ne pas vouloir participer à un Front républicain, le dernier affirme à qui veut l’entendre qu’il appuie fortement la constitution d’un Front républicain.
Il est assez aisé de constater que les valeurs affirmées par ces trois partis sont voisines pour ne pas dire quasi identiques. Pourquoi dans ces conditions Néjib Chebbi (Pdp) et Mustapha Ben Jaafar (Fdtl) refusent-ils la participation de leur parti respectif à ce front? La réponse est de mon point de vue simple, ils ne veulent pas participer au Front républicain parce qu’ils ne croient pas en la possibilité de construire un tel Front.
L’impossible union de la gauche
Ces trois partis se connaissent depuis longtemps; ils savent depuis longtemps que leurs valeurs sont communes; ils ont subis – ensemble – la répression du régime Ben Ali. Et pourtant, ces frères d’armes étaient désunis le 14 janvier. Ils n’ont pas réussi à s’unir avant la chute du régime Ben Ali, alors que l’union aurait pu se faire beaucoup plus facilement qu’aujourd’hui.
A cette époque, l’union aurait pu se faire sans avoir à aligner des stratégies différentes (leur marge de manœuvre était si faible qu’elle ne permettait pas de construire des stratégies réellement différentes). A cette époque, la question du leadership avait des conséquences bien moins importantes. A cette époque, la composition des listes électorales avait également des conséquences moins importantes… A cette époque s’est cristallisée la conviction de ces partis qu’il ne leur était pas possible de s’entendre.
Bien sûr, on peut facilement en conclure que c’est donc de petits calculs politiciens qui empêchent l’union. Je ne le crois pas.
L’âme humaine étant ce qu’elle est, il ne fait aucun doute que les hommes politiques ont des égos surdimensionnés, chacun pensant pouvoir jouer un rôle important dans le pays. Ce n’est pas de la cupidité ou de la soif de pouvoir pour le pouvoir, c’est de l’ambition politique et la croyance – à tort ou à raison – en des capacités personnelles exceptionnelles les rendant aptes à décider de l’avenir de notre pays.
Je pense que le Pdp et le Fdtl sont convaincus que la réunion des trois anciens partis en une grande force politique est la meilleure stratégie possible mais qu’ils sont dans le même temps convaincus que cette stratégie est utopique, qu’elle ne pourra être réalisée en raison de leur incapacité passée à s’entendre.
C’est dommage, bien sûr, mais quelle décision doit prendre un homme politique responsable quand il est convaincu qu’un projet est irréaliste. Il doit, de mon point de vue, abandonner ce projet et concentrer son énergie sur des projets moins ambitieux mais qu’il considère réalistes. C’est ce qu’on fait MM. Chebbi et Ben Jaafar.
Ahmed Brahim (Pdp), lui, a été plus malin. Il ne croit pas plus que les autres en la possibilité concrète du Front républicain mais il sait que les autres ne pourront pas accepter de saisir la main tendue et qu’il ne court en conséquence aucun risque à la tendre. Au contraire, cette main tendue lui permet de s’attirer les bonnes grâces de la société civile et éventuellement de fédérer autour de lui certains petits partis qui au fil des jours se rendront compte de leur impossibilité de succès aux élections de l’assemblée du 24 juillet.
Voilà pour les anciens partis.
Analysons maintenant la position des nouveaux partis. Ces nouveaux partis sont différents les uns des autres.
La simplification de l’offre politique
Certains sont très motivés (Afek Tounes ou l’Alliance républicaine par exemple). Ces partis constatent que leur approche suscite un intérêt chez une partie de la population tunisienne et ne veulent pas casser leur dynamique positive. Ils ne veulent pas casser leur dynamique positive parce qu’ils sont convaincus, à tort ou à raison, qu’au-delà de leurs valeurs communes avec les anciens partis, leur manière de voir les choses, leur acceptation sans état d’âme de l’économie de marché et de la mondialisation, les solutions qu’ils proposent pour résoudre les problèmes du pays sont meilleures que celles des anciens partis qu’ils perçoivent vieillissants. Ils sont convaincus – qu’à ce stade de leur développement – leur vision n’aura aucun poids dans le cadre d’un Front républicain, où ils seraient (eux et leur vision) gentiment mais fermement relégués au second plan par les anciens partis au motif de la plus grande expérience des anciens. Ces partis finiront pour la plupart par s’allier entre eux ou avec l’un des anciens partis.
D’autres nouveaux partis sont anecdotiques, ceux là ont été constitués dans l’euphorie post révolutionnaire et leurs dirigeants s’aperçoivent au fil des jours que l’affaire n’est pas simple et que faire une campagne électorale nécessite de l’habilité, la mobilisation de beaucoup d’argent, de gens et d’énergie et qu’il est difficile de s’installer dans la durée. Ceux là ne résisteront pas longtemps et iront probablement rejoindre un autre parti, probablement Ettajdid ou un autre nouveau parti parmi ceux qui semblent rencontrer un certain succès.
Voilà de mon point de vue les raisons pour lesquelles le front souhaité par la société civile ne se fera pas et pourquoi corrélativement la société civile est en train de perdre son temps et son énergie à poursuivre une chimère. De mon point de vue, la société civile devrait concentrer son énergie sur un projet plus réaliste, comme par exemple la simplification de l’offre politique par le rapprochement de nouveaux partis entre eux et/ou de nouveaux partis avec un ancien parti.
Elle pourrait également concentrer ses efforts sur de la solidarité sociale ou des campagnes citoyennes appelant au vote pour les forces progressistes.
* Meziou Knani & associés.