Texte de présentation des résultats d’un sondage réalisé, fin avril, par TBC partners, sur un échantillon représentatif des Tunisiens pour connaître leur vision de la politique et de ses acteurs.


Cette étude avait pour principal objectif de tirer les conclusions et d’analyser les opinions et prédispositions des Tunisiens à l’égard de la politique et ce après cent jours de la révolution. L’enquête a été réalisée à travers un questionnaire électronique auto-administré et à travers des interviews face-à-face auprès d’un échantillon représentatif composé de 1.206 interviewés âgés de 20 ans et plus.

Crise de confiance entre «l’homme de la rue» et les politiques
Parmi les résultats majeurs de ce sondage, 79.9%  des Tunisiens considèrent que la démocratie est avant tout un droit à la liberté d’expression. Toutefois, la définition de cette liberté, de ses règles et de ses limites restent encore ambiguë pour un «citoyen» non encore habitué à cet exercice.
En revanche, 57.5% considèrent que la démocratie signifie la transparence et la justice. Ce résultat confirme encore la crise de confiance qui perdure entre «l’homme de la rue» méfiant et les politiques incapables de rassurer le citoyen aussi bien par le discours ou par les actes.
Une autre signification de la démocratie constitue pour 55.7% des Tunisiens une importance fondamentale: les droits de l’homme. Un slogan tant plébiscité par l’ancien régime et qui, à force de ne pas être appliqué, a perdu tout son sens dans un pays où ces droits universels sont dépourvus de toute signification.
Le Tunisien ne peut plus se contenter d’être un consommateur de biens et de services de consommation, mais il veut consommer aussi de «la nourriture politique». Pour ce qui est de la considération du pluralisme politique comme étant un déterminant de la démocratie, ceci ne représente que 22.6% des réponses. Ceci peut s’expliquer par deux raisons majeures: le Tunisien n’arrive pas encore à «faire face» à une diversité d’idéologies politiques. Le nombre «exorbitant» de partis politiques (plus de 60 à ce jour) est en train décrédibiliser la qualité pluraliste de l’exercice démocratique.

Ennahdha, Ettajdid et les autres  
Dans un autre volet d’analyse, les résultats relatifs à l’étude de la notoriété des différents partis politiques font ressortir un ensemble de constats qui confirment la méconnaissance relative de nos partis. A cet égard, le parti Ennahdha affiche le taux de notoriété le plus élevé et ce à raison de 61.4%. Il est clair que ce parti constitue un acteur majeur dans la vie politique et présente de ce fait une entité politique de taille aussi bien pour ses partisans ou pour ceux qui n’adhèrent pas à ce courant idéologique.
Pour ce qui est des partis qui constituent ce qu’on peut appeler «le front progressiste», le parti Ettajdid présente une notoriété qui s’élève à raison de 24.7%, suivi par le Mouvement démocrate socialiste (Mds) avec 23.1% et le Parti démocrate progressiste (Pdp) avec 16.9%. Ces résultats sont tout simplement une illustration parfaite des fruits de la politique médiatique et de la stratégie adoptée par l’ancien régime pour écarter toutes les forces politiques du pays et d’anéantir leur rôle et leur présence sur la scène politique. Depuis la révolution et malgré une présence médiatique relativement pesante de ces partis et de leurs leaders, la notoriété de ces partis demeure relativement faible. Ces constats confirment donc «un capital notoriété» qui reste à développer pour l’ensemble des partis tunisiens, mais aussi et surtout un positionnement politique clair et distinctif.
Il faut souligner que la prolifération des partis politiques et la similitude, parfois même lassante, des noms de partis, est loin de simplifier la tâche aux Tunisiens, qui, en l’absence d’un discours clair et d’une vraie stratégie de communication, se retrouvent désorientés et incapables de reconnaitre et d’identifier les partis.

Manque de positionnement des partis
Cette étude a permis également de constater la difficulté exprimée par les Tunisiens à cerner les positionnements des différents partis. Ainsi, et à l’exception du parti Ennahdha pour lequel le positionnement est clairement défini, en tant que parti islamiste, et ce pour 48.3%, les autres partis souffrent d’un réel problème en matière de perception d’une tendance politique claire et distinctive. Plus de 80% des interviewés n’arrivent pas à positionner chacun des partis politiques. Des confusions importantes, une dispersion remarquable des réponses et des positionnements, parfois même en totale contradiction avec la tendance politique réellement annoncée et adoptée par le parti.
Ce problème de positionnement par trois raisons principales :
- Une méconnaissance de la signification et des fondements spécifiques à chaque courant politique.
- Une incapacité des partis politiques à définir et à communiquer clairement leurs positions et leurs approche politique ou les axes et les fondamentaux de leurs projets.
- Une volonté de la part des partis politiques à «plaire» et se conformer à une tendance «populiste révolutionnaire», chose qui a fait sombrer le discours de la majorité de ces partis dans l’ambiguïté et le flou, sans qu’ils expriment clairement une orientation politique claire et un projet socio-économique bien défini. Ainsi, la majorité des partis adopte un discours basé sur «ce que le Tunisien veut entendre» et non sur «les vrais fondamentaux du projet politique» du parti.

Vision «péjorative et réductrice» des partis
En revanche, l’interrogation sur la définition que se font les Tunisiens du rôle des partis politiques a fait ressortir plutôt une perception de ce rôle assez confus et mal défini dans l’ère de l’ancien régime où primait l’hégémonie du parti unique qui monopolisait la vie socio-économique en privant les Tunisiens de leur droit à la diversité d’approches.
Après la révolution, et dans un contexte de pluralisme surprenant et remarquablement diversifié, les Tunisiens commencent à se faire une perception de la mission et des rôles joués par les partis. Dans ce cadre, 58.9% des répondants considèrent que le premier rôle d’un parti politique se résume à «la participation aux élections en vue de s’approprier du pouvoir». Cette conception du rôle des partis politiques présente une vision assez «péjorative et réductrice» de ce rôle. Le Tunisien est encore sceptique à l’égard des partis, et la multiplicité spectaculaire de ces derniers ne fait que confirmer ce sentiment. «L’engouement» à la création des partis n’a fait que consolider cette méfiance justifiée par une crise de confiance dans les hommes de la politique et notamment par rapport aux motivations d’accéder au pouvoir aussi légitimes soient-elles. Toutefois, 46.9% considèrent que le rôle d’un parti politique est de défendre des idées et des principes, ce qui constitue une vision plus «optimiste» pour la considération de la mission des politiciens. Cette vision reste tributaire de la crédibilité des idéologies et des conceptions proposées. En revanche 39% considèrent que ce rôle est de «soumettre au peuple un système de gouvernement», ce qui illustre l’exigence de proposer un «vrai projet politique, social et économique».
Dans une autre mesure, l’interrogation relative au rôle des organisations de la société civile fait ressortir que 61.7% considèrent que cette composante doit assurer «une complémentarité avec les partis politiques et veiller au respect de la démocratie». Ceci illustre une perception basée sur «la non neutralité politique» de ces intervenants qui, ont représenté avant, pendant et après la révolution une force de contre poids vis-à-vis du gouvernement dans un contexte politique et les repères et les territoires et domaines d’intervention tardent encore à être bien définis. Ceci se confirme davantage par les opinions de 37% et 19.2% des répondants qui définissent, respectivement, ce rôle comme étant un «rôle d’opposition au pouvoir» et une «alternative à l’action politique». Cette considération du rôle politique des organisations de la société civile a en toute logique relégué en deuxième plan leur «vraie» mission de canalisation et d’intervention dans les domaines non politiques, ainsi que la défense des intérêts sociaux et professionnels. D’ailleurs, seulement 27.9% et 26.6% des répondants avancent, respectivement leurs conceptions dans le cadre d’une vision sociale et civile. Le rôle si important de cette composante de la scène sociopolitique exige une meilleure définition.

Les politiciens perçus comme des «profiteurs»
Cent jours après la révolution, 47.1% des Tunisiens considèrent que la politique est un système d’interaction et d’échange ayant pour finalité l’exercice du pouvoir. Cette appréhension «pécuniaire» se confirme par les avis de 35.8% des répondants qui considèrent les politiciens comme étant des «profiteurs» qui cherchent à servir leurs intérêts individuels. En outre 23.8% des répondants considèrent que l’exercice politique est un «luxe» qui relève de la responsabilité d’une certaine élite. Ce constat approuve la «rupture» entre l’homme de la rue et la politique et anéanti le rôle de la masse dans l’orientation et l’évolution de la scène politique dans le cadre d’une relation verticale. En revanche, seulement 22.9% des Tunisiens appréhendent la politique dans sa conception idéologique basée sur l’interaction et l’échange entre diverses conceptions de la société.
Ces résultats constituent des indicateurs qui se rapportent aux constats suivants:
- Le Tunisien tarde encore à se définir un rôle dans l’exercice politique et se réconcilier avec ce «monde» vis-à-vis duquel, il reste encore sceptique et méfiant.
- Le Tunisien reste encore sans repères et n’arrive pas à se positionner en tant qu’acteur influant dans l’exercice politique et reste encore imprégné par des années de marginalisation et de manipulation d’un peuple qui n’a jamais connu un réel exercice politique démocratique où il pouvait jouer pleinement son rôle d’arbitre.
- La mauvaise image de marque des politiciens représente un frein majeur à l’implication du Tunisien dans l’exercice de la politique.
Les intentions de participation à la vie politique est indicateur sur le nouvel état d’esprit du Tunisien «post-révolution». Il est remarquable à constater, à ce propos, que seulement 47.8% des Tunisiens envisagent de participer dans la vie politique. Ce taux aussi considérable soit-il, reste assez limité et révèle encore le scepticisme qui perdure encore à l’égard de la politique. Cette méfiance peut être encore expliquée par la volonté d’une bonne partie du peuple Tunisien de retrouver une certaine stabilité économique et sociale et surtout sécuritaire qui tarde encore à être retrouvée à cause, entre autres du bras de fer entre les différents acteurs politiques.
Les intentions d’adhésion dans un parti politique s’élèvent, quant à elles, à 20.1%, ce qui constitue un taux relativement faible et qui exige de la part des partis un effort de mobilisation et de recrutement des adhérents. En revanche, 36.5% se contenteront de participer dans la vie politique par le vote. Ce qui constitue également un taux relativement faible, étant donné les exigences et les enjeux de représentativité et de légitimité escomptés à l’occasion de la prochaine échéance électorale. Le pluralisme excessif et l’absence de positionnement politique distinctif ont fait que le passage d’une scène politique en situation de monopole à une situation théoriquement fortement concurrentielle sont loin de rassurer et motiver le Tunisien.
Pour les Tunisiens n’envisageant pas de participer dans la vie politique, plusieurs freins sont exprimés. Ainsi, 39.7% avouent que le principal frein est le désintéressement à la politique… Malgré l’euphorie de la révolution, une bonne partie des Tunisiens demeurent distante d’un monde qui est encore loin de les séduire pour s’y impliquer. En revanche 10.1% des répondants expriment clairement leur pessimisme à l’égard de l’évolution de la démocratie dans notre pays et considèrent qu’on ne deviendra jamais un pays démocratique. Il faut dire que certaines pratiques anarchiques de la démocratie justifient dans une certaine mesure ce sentiment. En outre, 9.9% et 6.4% des interviewés présentent respectivement les freins liés à «la non connaissance des fondamentaux des partis politiques» et «la peur de s’engager dans un parti». Ces résultats confirment davantage le scepticisme du tunisien à l’égard de la politique ainsi que l’exigence, pour les partis, de réduire voire d’anéantir les freins à «la consommation de la politique».

Seuls 3.2% des Tunisiens croient au charisme du leader
Enfin et pour ce qui est de l’étude des motivations d’adhésion dans un parti politique, 35.6% des Tunisiens considèrent que c’est un moyen d’expression de leur fierté. Cette motivation se confirme par une autre relative à la «volonté de servir le pays et la défense de la révolution» et ce pour 35.3%. Ces constats illustrent l’effet «révolutionnaire» sur une bonne partie des Tunisiens et qui voient, désormais, en l’exercice politique un devoir patriotique et un moyen d’expression de soi. Le besoin d’appartenance est de plus en plus un leitmotiv pour les Tunisiens, malgré assez désorientés et incapables de cerner les positionnements des partis. D’ailleurs seulement 7.4% des répondants envisagent de s’engager en politique tout en ayant une vision claire de l’idéologie du parti auquel il compte adhérer.
Notons enfin que seulement 3.2% des Tunisiens ayant des intentions de s’impliquer dans un parti politique sont motivés par le charisme du leader. Ceci appuie encore les constatations faites dans le cadre de cette étude et qui révèlent un faible capital de crédibilité et de charisme des personnalités politiques.
Les résultats dégagés par la présente étude permettent de tirer plusieurs conclusions qui devront être interprétées par les politiciens et tous les acteurs influant sur la scène politique post-révolution et ce en vue de dresser les axes et les orientations de l’étape future :
- Un consommateur politique inexpérimenté, encore hésitant et sceptique à l’égard des politiciens.
- Absence de discours et de prise de position claire de la part des partis.
- Une «offre politique» assez désorientée et confuse et encore basée sur «l’émotionnel révolutionnaire» en l’absence de vrais projets politiques.
- Absence de réels leaders ayant une légitimité révolutionnaire ou idéologique: pas de référentiel, pas pouvoir de mobilisation.
Ceci implique deux exigences majeures:
1- Exigence de comprendre les Tunisiens: les attitudes politiques fondamentales des Tunisiens : l’intérêt pour la politique, l’attitude à l’égard du changement, degré de satisfaction ou de mécontentement à l’égard de la situation actuelle, sujets principaux de préoccupation, opinions, l’image des partis politiques ainsi que les attitudes à leur égard, les enjeux perçus de la révolution : ce qu’attend le Tunisien de sa nouvelle Tunisie.
2- Exigence de bâtir un positionnement politique clair et distinctif: Les partis politiques doivent: rassurer les Tunisiens et comprendre leurs réels attentes, définir et annoncer un projet politique qui engage le parti et le positionne clairement par rapports à ses choix socio-politiques et économiques, contribuer à cultiver politiquement les Tunisiens et les sensibiliser des enjeux et des risques relatifs à la construction d’une nouvelle démocratie, rompre avec les discours démagogiques et arrêter de jouer sur l’émotionnel de la révolution.