Jean-François Julliard* écrit - Au terme d’un séjour en Tunisie, l’auteur brosse un tableau mitigé de la presse en Tunisie, où l’enthousiasme de la révolution se mêle à l’inquiétude d’assister au retour des réflexes autoritaires.


La presse tunisienne est libre. Plus libre que sous Ben Ali. Cela ne fait aucun doute et personne ne le conteste. Pourtant, beaucoup de Tunisiens craignent de ne pas profiter bien longtemps de cette liberté. Pour eux, elle pourrait s’évanouir aussi soudainement qu’elle est apparue.
Le paysage médiatique peine à évoluer. Dans les kiosques, deux ou trois nouveaux titres seulement. En dehors du journal de l’ancien parti gouvernemental, les quotidiens historiques sont toujours là. Le contenu a changé mais les noms, les signatures et même la maquette restent identiques. A la télévision, rien de neuf. Aucune nouvelle chaîne n’a été lancée depuis la chute de l’ancien régime. Idem pour la radio. Une centaine de demandes de création de radios ou de télévisions ont été déposées. Elles sont en cours d’examen, mais cela prend du temps. Plus de temps que les Tunisiens le pensaient.

Le débat absent au sein des rédactions
Les journalistes de province sont les oubliés de la révolution médiatique. Pour eux, rien n’a changé. A Radio Sfax ou Radio Monastir, deux stations publiques régionales, l’information vit encore sous l’ère Ben Ali. Les conférences de rédaction n’existent pas. Les ordres viennent d’en haut et les journalistes les exécutent. Aucune discussion sur les choix des sujets, ni sur l’angle à adopter. Le débat est absent au sein des équipes, autant qu’à l'antenne.
Pire: dans certaines radios, les dirigeants – fervents défenseurs de Ben Ali avant sa chute le 14 janvier 2011– se vantent d’être aujourd’hui les vrais révolutionnaires, ceux grâce à qui la liberté de la presse existe en Tunisie. Pour la plupart, ils ne sont pas journalistes, n’ont jamais pratiqué ce métier et n’ont pas l’intention de commencer aujourd’hui. Pour eux, le recueil de témoignages ne sert à rien, pas plus que le recoupement des sources. Et ceux-là tiennent à l’écart les bons éléments, tirant vers le bas la qualité de l’information dans les régions.
Les journalistes indépendants historiques (Sihem Bensedrine, Taoufik Ben Brik...) ne se contentent pas d’une liberté en demi-teinte. Ils dénoncent une apparence de révolution et un système toujours en place.
Certes, la presse étrangère est désormais présente. Impensable auparavant, les Tunisiens peuvent désormais lire sans se cacher ‘‘Le Canard enchaîné’’ ou ‘‘Le Monde’’. En revanche, ‘‘Charlie Hebdo’’ a déjà fait savoir que la publication ne serait plus vendue dans le pays. Un numéro de l’hebdomadaire satirique a été interdit en raison de caricatures jugées trop dures envers la religion musulmane. La direction a préféré cesser sa distribution en attendant des jours meilleurs.

Il n’est pas trop tard, mais il faut agir vite
D’autres anicroches ont été recensées. Des pages Facebook ont par exemple été censurées à la demande de la justice militaire. L’Agence tunisienne d’Internet a décidé de jouer la transparence en affichant ouvertement la réquisition du juge d’instruction militaire. Le blogueur Slim Amamou, propulsé secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports, a jeté l’éponge pour retourner à ses anciennes activités. Lui aussi a dénoncé un retour de la censure.
L’autorité de transition planche sur trois textes essentiels: une loi sur la presse débarrassée de ses dispositions les plus liberticides, un Freedom of Information Act à l’américaine qui permettrait une plus grande transparence, et une loi sur l’audiovisuel instituant un Csa local. Mais le temps presse. Si les trois textes ne sont pas adoptés avant l’élection de la Constituante, ils seront renvoyés à une date ultérieure. Et le risque est grand de voir les vainqueurs sortis des urnes reprendre un travail déjà accompli, mais peut-être pas à leur goût. Les partis politiques hostiles aux libertés n’ont pas déserté la Tunisie.
Il n’est pas trop tard, mais il faut agir vite. Les journalistes tunisiens ont besoin de tout: formation, moyens, garantie d’indépendance, amélioration des conditions de travail et un management à la hauteur. Si on ne les aide pas, les vieux réflexes autoritaires de contrôle de l’information vont refaire surface. Et la révolution tunisienne aura perdu l’un de ses plus précieux acquis.

* Secrétaire général de Reporters sans frontières.

Source: ‘‘SlateAfrique’’