Jamel Dridi écrit - Nombre de Tunisiens se sont donné pour mission de traquer le grand méchant loup islamiste, alors que le vrai danger risque de venir des Rcdistes déguisés ou en embuscade pour faire échouer la révolution.


La recette du loup islamiste a permis pendant des années d’arnaquer le peuple tunisien. Aujourd’hui elle est périmée. Pourtant certains continuent de l’utiliser au risque de faire le jeu de ceux qui, par le passé, ont confisqué la démocratie en Tunisie.
Si le diable pouvait parler, il dirait sans doute qu’il est énormément déçu et jaloux de ne pas être un islamiste! En effet, lui qui aime qu’on parle de lui comme étant le plus méchant, le plus dangereux, le plus tout ce que vous voulez de négatif, a été détrôné durant ces 30 dernières années par le grand méchant loup islamiste.
Un loup islamiste qu’on nous a servi à toutes les sauces et dans toutes les langues, dans tous les pays aussi. Ici pour défendre la laïcité, ailleurs pour protéger la condition féminine, là pour se préserver du terrorisme… En Tunisie surtout où le cuisinier en chef Ben Ali savait le préparer mieux que quiconque. En «slata méchouia» (salade tunisienne typique et piquante), en couscous, en sucré, en salé, il en connaissait tous les secrets. Ce fut un chef cinq étoiles au point tel qu’avec ce plat il a pu justifier de tous ses abus liberticides et de l’asservissement du peuple tunisien.
Ben Ali a sans doute réussi la plus grande escroquerie du siècle grâce à cet épouvantail islamiste (avec la complicité passive de certains amis occidentaux qui, comme nous le verrons plus bas, viennent de changer de fusil d’épaule en disant qu’il fallait dorénavant dialoguer avec tout le monde, même avec les islamistes).
Mais, maintenant qu’elle est connue, on aurait pu penser que plus personne n’oserait brandir sérieusement cette escroquerie de la menace islamiste.
Eh bien non. Certains consciemment ou involontairement retombent dans les mêmes travers. Ce qui est le plus surprenant, c’est que ce sont sans doute ceux qui, hier, ont le plus soufferts de ce mensonge/prétexte et des méthodes des fausses accusations, à savoir les intellectuels, qu’ils soient issus des partis politiques ou des médias, qui nous remettent, aujourd’hui, cette menace islamiste sur la table.

Du journalisme 100% Ben Ali
Expliquons-nous. Il y a quelques jours, en lisant la presse tunisienne, surtout électronique, on a pu constater les nombreux sujets sur  la censure du porno sur internet en Tunisie. Les articles sont intéressants et ont raison d’aborder le sujet car dans une société libre et forte, il n’y a pas de sujet tabou. Le problème n’est pas là mais réside dans le fait que beaucoup de journalistes semblent céder la place à la bonne vieille méthode du loup islamiste au lieu de s’arrêter aux faits comme le leur impose la déontologie journalistique. Ils critiquaient les méthodes d’autres journalistes sous Ben Ali mais, eux, font du journalisme 100% Ben Ali.
Pour ce qui est des faits, on commence toujours par nous dire que ce sont trois avocats qui ont demandé à la justice cette interdiction. Puis on nous dit qu’on devine qu’ils sont islamistes (notez bien que l’on n’est pas sûr qu’ils le soient; de toute façon, on voit mal trois avocats se présenter comme islamistes même s’ils le sont vraiment).
Et puis ensuite, sans que l’on comprenne le lien avec l’affaire du porno, on nous dit qu’on doit rester vigilant car on a quitté une dictature et qu’on ne souhaite pas en tomber dans une autre islamique… (A noter au passage que, partout dans le monde, il y a des milliers d’associations qui luttent contre la pornographie ou la prostitution et la majorité n’ont aucun lien avec aucune religion quelle qu’elle soit).
Je pense que tout Tunisien est d’accord avec cette affirmation. Plus personne ne veut de dictature en Tunisie qu’elle soit islamiste ou pas ; mais est-il sérieux et professionnel de jeter sur la place publique, comme cela, sans preuve, de telles affirmations ?! Est-ce responsable par les temps qui courent? N’agit-on pas là comme le faisait il y a si peu de temps l’ancien régime? Lequel inventait des menaces islamiques récurrentes pour mieux asseoir son pouvoir et n’hésitait pas aussi à dire que telle journaliste était une prostituée ou que tel homme politique en exil était un agent des services secrets d’un pays étranger.
Si ces avocats étaient des islamistes, iraient-ils réclamer leurs droits devant un tribunal qui, à ce que je sache, ne juge pas selon la charia? ou le seul fait peut-être d’être musulmans pratiquants les rend soupçonnables?
Comme on va le voir plus bas, je ne défends aucunement Ennahdha ou tout autre groupe islamiste. Mais comme tout Tunisien qui s’est «fait rouler une fois dans la farine», je ne souhaite pas goûter une deuxième fois au même mensonge. Surtout que ce mensonge a servi à empêcher toute velléité démocratique et a renforcé justement les courants islamistes.

La peur du loup, totalement improductive
Mais d’abord pourquoi y a t-il eu le recours à ce procédé? Ce fut  une façon de rendre infréquentable le mouvement Ennahdha et de stigmatiser ses théories en jouant sur la peur. Le problème est que ce fut une stratégie totalement perdante. Non seulement, le mouvement islamiste tunisien est encore plus fort qu’à la fin des années 1980 mais en plus il a acquis une aura populaire qui fait de lui un favori politique très populaire. Pourquoi?
La première raison est que le courant politique islamiste, impitoyablement combattu et rendu infréquentable par l’ancien régime, n’a jamais pu appliquer son programme. Ainsi, il a acquis une position idéalisée dans l’imaginaire populaire. La position de l’islam historique datant de l’ère du prophète musulman Mohamed, vecteur d’honnêteté et de probité. Ainsi, les islamistes, par cette virginité politique forcée, sont indirectement devenus synonymes d’espoir face à un système où 5% de la population se partageait 95 % des richesses. Au final, en l’empêchant d’être confronté à la dure réalité de l’action politique pratique, au lieu de l’affaiblir, on l’a renforcé!
La seconde est qu’au fil du temps, et pas qu’en Tunisie, les peuples se sont rendus compte que les campagnes de dénigrement et d’éradication dont ont été victimes les courants politiques islamistes et le gonflement de la menace n’a servi qu’à servir les intérêts de dictateurs, de leur proches ainsi que de ceux de pays occidentaux. L’épouvantail islamiste ne fut qu’un bon prétexte pour empêcher la démocratie et n’a pas apporté la prospérité économique de manière égalitaire au peuple, seule une minorité s’est enrichie. Les peuples l’ont bien vu et ont bien compris que les partis politiques à obédience islamiste, à condition de respecter les règles du jeu démocratique, n’étaient pas une menace mais une alternative possible comme en Turquie.
Surtout, sans nier le fait – et ceci les islamistes doivent l’accepter aussi – qu’il n’y a pas que des musulmans en Tunisie, on a «oublié» que la Tunisie était quand même un pays avec une majorité de musulmans depuis des siècles. Le pouvoir allant même jusqu’à presque interdire, pour un musulman lambda, de pratiquer sa religion en niant le principe de la liberté de culte (arrachage des voiles des femmes en pleine rue, arrestation et torture de ceux qui allaient trop souvent à la mosquée…).
Ainsi, en 1986, pour ceux qui connaissent bien la Tunisie, il n’y avait pas plus d’islamistes que ça même s’ils en existaient. Qu’en est-il aujourd’hui, 26 ans plus tard, malgré la chasse qui a été faite aux islamistes? Sont-ils moins nombreux? Sont-ils moins forts qu’hier? Ou, au contraire, s’imposent-ils comme une force avec laquelle il va falloir compter? Qui est responsable de cela si ce n’est cette rhétorique du loup islamiste!
Cela devrait être bien médité. Recommencer la même erreur que dans le passé en tentant d’empêcher le courant islamiste de participer au jeu démocratique ne fera que le renforcer encore plus; tant intrinsèquement qu’aux yeux du peuple!
Dans certains milieux tunisiens, on commet donc une erreur stratégique et de sens en continuant de brandir cette fausse rhétorique. Surtout, on continue d’appliquer les méthodes de l’ancien système. Une erreur improductive et tellement à contre courant d’ailleurs que, comme pour se racheter, les anciens défenseurs en chef de cette rhétorique font volte-face et draguent ouvertement Ennahdha comme le fait actuellement officiellement l’administration américaine.
En définitive, si l’on veut rester crédible, il est nécessaire d’arrêter d’agiter cet épouvantail islamiste. Cela ne fait que du vent. Au lieu de cela, il convient plutôt de mettre sous les projecteurs le programme politique de tout groupe à idéologie musulmane (d’ailleurs cet examen critique vaut pour tout groupe qui se dit apte à diriger la Tunisie qu’il soit islamiste ou non). S’il y a masques, c’est la meilleure façon de les faire tomber.

Pas de procès d’intention mais un examen critique du programme
S’abstenir d’émettre des hypothèses infondées n’exclut pas un dialogue critique concernant le programme politique. En savoir plus dans le détail sur le programme et poser des questions précises permet davantage de démasquer les arrières pensées. Cela permet de connaître le positionnement par rapport à des sujets précis et éventuellement s’en servir demain si le programme réalisé est en contradiction avec ce qui avait été dit quelques mois ou années plus tôt. Cela permet surtout de savoir (et je crois que c’est surtout ce qui intéresse le peuple tunisien) s’il y a un programme économique et sociétal sérieux permettant de sortir la Tunisie du marasme dans lequel elle se trouve.
A fortiori si le groupe islamiste en question, tant par son organisation que par le nombre de ses sympathisants, semble être un acteur de premier plan et indique clairement qu’il souhaite respecter les règles démocratiques. Surtout qu’en Turquie le gouvernement islamique a clairement réussi son pari. La Turquie a ainsi acquis ses galons internationaux tant au niveau diplomatique qu’économique alors qu’au départ il y a eu beaucoup de bruits et de critiques autour de l’Akp.
Traiter, par conséquent, le parti islamique tunisien de cette façon en le montrant comme étant un loup pour la liberté et la démocratie n’est ni juste ni légitime. C’est aussi mépriser la démocratie puisque ce parti représente une partie non négligeable de la population au vu du nombre de ses sympathisants et membres.
Aucun amoureux de la liberté n’acceptera de diktat islamiste mais il n’acceptera pas non plus les mêmes techniques mensongères reposant sur la peur qui étaient utilisées hier.

Un prétexte pour stopper la révolution tunisienne?
Le loup islamiste tunisien n’existe pas. Même si, ici ou là, on essaie de lui attribuer des actes graves qui se déroulent en Tunisie alors que ces actes relèvent en réalité des crimes de droits commun.
Les loups de l’ancien régime existent eux bel et bien et font tout pour garder leurs privilèges. Ils gangrènent par leur corruption et leurs mauvaises habitudes anciennes le système tunisien. Il faut d’ailleurs souligner que le fait de continuer à brandir la menace du loup islamiste leur permet d’être tranquille parce que les projecteurs ne sont pas braqués sur eux! Cela est-il voulu?
En tous cas ce sont bien ces loups qui constituent un risque pour la stabilité de la Tunisie. Le mécontentement populaire face au fait qu’ils ne soient toujours pas jugés l’atteste et risque de faire descendre de nouveau les gens dans la rue.  Il serait plus judicieux et courageux de s’attaquer à ce type de loups bien réels et beaucoup plus dangereux qu’une hypothétique «menace fantôme», fut-elle islamiste.
Sauf à vouloir, comme dans le passé, avec cette méthode du loup islamiste, recommencer une nouvelle campagne d’éradication des islamistes en leur faisant porter le chapeau pour des actes graves montés de toute pièce et au final installer de force un pouvoir liberticide et dictatorial. Le procédé serait bien grossier et les risques que le courant Ennahdha ainsi qu’une partie du peuple tunisien ne se laisse pas faire sont bien réels. Ce serait en tous cas la moins bonne des solutions pour ramener la sécurité ainsi que la stabilité politique et économique dont a besoin aujourd’hui la Tunisie.

Source : ‘‘Le Cercle Les Echos’’.