Dans cette première partie, Vérité-Action* propose une analyse de la situation en Tunisie sur le plan politique. Les prochains articles seront consacrés à la sécurité, économie, les médias…


Après des décennies de longue lutte pour la liberté, la démocratie et la dignité, les Tunisiens ont pu, en date du 14 janvier 2011 avec la fuite du président déchu, inaugurer une vraie nouvelle ère dans leur histoire, où pour la première fois le peuple est devenu le maître de son destin.

La révolution de la dignité
Cette révolution, qui a inspiré les autres populations arabes et même d’autres mouvements sociaux en Europe et partout dans le monde, est l’épilogue d’un long parcours de sacrifices qui ont commencé du moment même de l’occupation française, avec les assassinats perpétrés contre des grandes personnalités comme le syndicaliste Farhat Hached.
Des mouvements nationalistes et panarabes, puis la gauche et enfin le mouvement islamique d’Ennahdha, la répression était toujours féroce et sanglante, pour aboutir dans les années 90 à une chasse contre des dizaines de milliers de citoyens et un cadrage policier complet de la société.
C’est ce cadrage horrible par la peur et la répression sanglante qui a permis l’instauration, sous la coquette vide d’une république qui n’a jusqu’ici jamais existé en Tunisie, d’un régime ouvertement mafieux et corrompu qui a réduit le pays en cendres et l’a totalement ruiné.  
De leur côté, les mouvements sociaux (Ugtt, étudiants, etc.) ont insufflé à cette lutte une dimension plus large.  
C’est dans ce contexte d’une lutte à travers des générations complètes que la jeunesse tunisienne a pu, sous l’impulsion de l’événement choc de l’immolation du jeune Bouazizi par le feu, mener avec toutes les couches de la société et toutes ses forces vives, la révolution dite de la dignité.

Une fracture politique et sociale
Aujourd’hui, plus de 4 mois après cette révolution et dans un contexte de tension extrême marquée notamment par une fracture politique et sociale grave autour de la question du report des élections du 24 juillet 2011 de l’assemblée constituante, Vérité-Action souhaite dresser le bilan global de la situation en Tunisie sous les divers plans politique, économique, social, et bien évidemment celui des droits de l’homme, et se déterminer par rapport à diverses questions, plus particulièrement celles qui touchent à son terrain d’action.  
La Tunisie a eu depuis le 14 janvier trois gouvernements et deux présidents, le parlement a été dissout suite à l’annulation de la constitution et l’armée est installée comme garant de la révolution.
Ce bilan dénote une grave crise de légitimité que connait l’Etat après la révolution. Ces gouvernements, bricolés par les anciens du régime Ben Ali, pour sauver les intérêts de la même classe politique qui a régné sans partage depuis 55 ans, se sont trouvés confrontés à une jeunesse qui s’est sentie trahie.
A ce jour, et malgré les divers habillages constitutionnels et consensuels qu’on a voulu lui donner, le gouvernement, sous sa forme actuelle, manque de légitimité et se trouve ainsi incapable de répondre aux souhaits du peuple qui a donné des centaines de martyrs pour chasser Ben Ali du pouvoir.
Tout le monde s’accorde à dire que la majorité des ministres et autres hauts fonctionnaires du gouvernement «de transition» sont des anciens bourguibiens ou des proches de l’ancien régime, ce qui explique, d’une part, leur choix délibéré de contrecarrer la révolution du peuple, et d’autre part, la frustration de la jeunesse et du peuple en général qui se voit voler les fruits de ses grands sacrifices.

La mainmise des «anciens»
Pire encore, cette mainmise des «anciens» sur le quotidien des gens se manifeste encore largement dans le faible remaniement qu’a connu le ministère de l’Intérieur, responsable de toutes les horreurs contre les citoyens, ainsi que l’opposition politique, et la société civile.
Les déclarations récentes d’un haut fonctionnaire de l’Onu que la police politique n’a pas été réellement dissoute et que ses dirigeants ont même été promus, ainsi que le fait que la torture n’a pas totalement disparu…, ces déclarations ont plongé le peuple, la classe politique et tous les autres acteurs dans un profond désarroi qui ne fait bloquer davantage toute avancée sur le chemin du renouvellement des institutions.
Cette crise de légitimité ne touche pas seulement le gouvernement, mais également les institutions transitionnelles qu’il a créées et qui se sont apparues coupées des aspirations des gens et très peu représentatives, ce qui a enclenché d’autres tensions très visibles sur la scène politique et médiatique.
Tout ainsi semble avoir été fait pour empêcher l’avènement d’une vraie transition démocratique et pour permettre de tourner réellement la page du passé.
La Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, est l’exemple type de ce choix.
En fait, la composition de cette institution, dont le président a été nommé par l’ancien dictateur déchu pour une mission un peu semblable, ne représente pas les forces politiques et sociales en présence et confirme cette approche centraliste qui exclut, en bonne partie, la jeunesse et les régions déshéritées.
De même, le mandat qui lui a été confié a été tellement confus au point qu’il a plongé cette institution dans des querelles interminables autour de sujets non prioritaires.
De ce fait, à part les sujets futurs de transition démocratique, cette institution n’a pu exercer aucun contrôle sur le gouvernement, prétendument composé de technocrates, alors que tout le monde est convaincu qu’il est essentiellement composé des  équipes «remplaçantes» du Rassemblement constitutionnel démocratique (Rcd, dissous par une décision judiciaire, mais omniprésent dans les faits) et du Parti socialise destourien (Psd), dans lequel a longuement travaillé l’actuel Premier ministre.
Sans une vraie pression (la pression de la rue a été réprimée avec l’aval de cette institution et d’une classe politique peu consciente des enjeux auxquels fait face le pays), le gouvernement n’a que très peu avancé sur les réclamations principales de la révolution, à savoir le rapatriement des énormes sommes d’argent cachés à l’étranger, la dissolution de la police politique, la rupture avec le Rcd et la justice sociale dans un environnement économique et social très morose, et encore aggravé par l’indécision du gouvernement sur ce plan.

La confusion de la scène politique
Quant à l’échiquier politique, il est marqué par une confusion énorme consistant dans l’augmentation démesurée du nombre des partis politiques (dont une dizaine formés par les «rescapés» du Rcd qui n’ont pas été inquiétés par la justice transitionnelle, laquelle n’a même pas commencé à fonctionner) et le choix porté sur l’occupation de l’espace public et médiatique dans l’attente d’élections dont on ne sait même pas encore la date.
D’aucuns pensent, par ailleurs, que cela est dû à l’absence de toute expérience démocratique dans le pays et aux séquelles laissées sur ces divers partis par les  décennies de répression, ce qui fait de la réorganisation interne un souci majeur qui occupe presque toute l’actualité de ces acteurs pourtant indispensables dans cette phase transitoire pour participer au guidage du processus transitionnel.
De son côté, l’Union générale des travailleurs tunisiens (ci-après l’Ugtt), elle-même convertie dans la politique par la création d’un parti (le Parti du travail tunisien), semble incapable, du fait de la complexité de ses rapports de force internes, de rejouer le rôle qu’elle a joué au début de la révolution comme un lieu de rassemblement et de coordination de l’effort populaire.
Face à un patronat qui a totalement perdu le sens des priorités en privilégiant la prudence «coupable» et la fermeture de plusieurs entreprises et pôles industriels, l’Ugtt est elle-même dépassée par des mouvements de grève, certes en bonne partie légitimes, mais qui ne s’inscrivent dans aucune logique de vision globale et de stratégie de long terme.
Quant à la société civile, elle semble s’enrichir par l’ambiance qui a vu lever les restrictions du passé sur ses activités, mais donne l’impression de se chercher un nouveau rôle qui ne soit pas seulement contestataire. L’absorption d’une partie de cette société civile dans la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution l’a empêchée d’être un vrai contre-pouvoir pour imposer les thèmes principaux de l’ère de post-révolution.  
Enfin, la jeunesse, devenue un acteur visible, semble désabusée par ce paysage politique et médiatique illisible au point qu’elle paraît déçue de voir ses revendications encore loin d’être réalisées. La jeunesse reste, malgré sa présence active sur la toile, marginalisée, mais semble vouloir jouer un rôle et être très attentive à l’évolution de la situation générale dans le pays.
Demain - Tunisie. Une situation économique et sociale très volatile (2-3)
* Vérité-Action est une Ong fondée en 1997, basée dans le canton de Fribourg en Suisse. Régie par le code civil suisse, elle œuvre pour la liberté d’expression et d’association en Tunisie, la libération de tous les prisonniers politiques et d’opinion et la promulgation d’une loi d’amnistie générale, l’indépendance de la justice et de la magistrature et le respect du rôle de la défense, le respect des droits de l’Homme et de la dignité humaine et la cessation des pratiques de torture, de harcèlement et de persécutions dont sont victimes les défenseurs des droits de l’Homme et les prisonniers politiques ainsi que leurs proches.

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* Les titre et intertitres sont de la rédaction.