La thèse d’une main américaine derrière les révolutions arabes n’est, bien sûr, pas nouvelle. Parce qu’il y a eu l’Irak et le projet du Grand Orient Démocratique, exposé par l’ancienne équipe à la Maison Blanche, et exécuté avec toute la maladresse que l’on connaît au trio Rumsfeld, Rice et Bush Jr. Il y a eu aussi, dès 2009, de fortes rumeurs, en Egypte et Tunisie, sur une volonté américaine d’une transition «démocratique», assurant la relève aux présidents vieillis des deux pays. Mais les déboires des Américains et leur enlisement dans les désastreux conflits irakien puis afghan, et la grave crise financière qui a suivi, rend peu probable qu’ils aient eu le temps et le cœur de s’aventurer, à nouveau – alors qu’ils ne se sont pas, encore, bien remis de leurs mésaventures – dans une gigantesque opération de bouleversements politiques majeurs, aux issues incertaines, au sein d’une région d’un intérêt vital pour l’économie mondiale.
Maturité, fraîchement acquise, des masses arabes
Tout le camp occidental, en réalité, a été surpris par les premiers remous en Tunisie. Personne n’avait vraiment prédit leur issue. Rappelons-nous les réactions, bien molles, initiales, des capitales mondiales. Rappelons-nous la faible couverture des évènements par les médias européens et internationaux, sans aucune mesure avec celles dont ont bénéficié des «révolutions programmées» des anciens pays de l’Europe de Est ou, plus récentes, de Géorgie et de l’Ukraine.
L’absence de slogans anti américains, islamistes, pan arabes ou pro palestiniens, a, c’est vrai, tranché avec toutes les manifestations arabes et musulmanes qui ont précédé la révolution tunisienne puis Egyptienne, sans en avoir eu l’ampleur.
Mais, à mon avis, cela témoignait, au contraire, d’une maturité, fraîchement acquise, des masses arabes, qui ont compris que l’ennemi réside en eux, dans leur propre pays, au niveau des régimes corrompus qui les gouvernent.
L’absence d’un contenu politique, explicite, dans les mots d’ordre lancés, serait, également, en rapport avec l’appartenance des meneurs, qui ont encadré les premières manifestations et grèves en Tunisie, en majorité juristes ou syndicalistes. Les fameux «dégage» et «le peuple veut», repris, par la suite, dans tout le monde arabe, ont été empruntés au lexique syndical de ces derniers.
Longtemps opprimées, bernées et abusées, les masses n’avaient qu’un seul objectif, jugé primordial: reconquérir le pouvoir et réaliser leurs aspirations, jamais abandonnées, à la dignité et à l’autonomie. C’est le propre même d’une révolution.
Conscientes que leur salut réside dans une bonne gouvernance, qui ne peut s’accommoder de la dictature et de la répression, ces masses ont appelé, d’une façon unanime et spontanée, au respect des libertés. Même si elles n’ignoraient pas les faiblesses et les vicissitudes des démocraties occidentales.
Prévenir tout retour à l’avant-révolution
Maintenant elles ont à faire face à une nouvelle étape: imposer un système politique qui coupe court avec le passé et permet de prévenir, à jamais, tout retour à l’état antérieur, qui a précédé la révolution.
En Tunisie, les partis de gauche, proches de la centrale syndicale, et les islamistes semblent les grands vainqueurs. Les islamistes et leur principal parti partent gagnants selon plusieurs prévisions et sondages. Ils sont peut être les seuls dont le crédit est resté intact chez des partisans, de plus en plus nombreux.
Si l’on simplifie à l’extrême, on peut assimiler le principal dilemme de la Tunisie actuelle à celui auquel elle a dû faire face, juste après l’indépendance, et qui a opposé et oppose encore, de nos jours, les inconditionnels d’une Tunisie arabe et musulmane à ceux d’une Tunisie laïque, sans religion ni ethnie dominante.
Cette confrontation s’était soldée, aux années soixante, par la victoire des premiers au nom de ce qu’on appelait, à l’époque, la modernité. Mais aujourd’hui, les choses ont bien changé. Le regain de religiosité dans le monde occidental a terni son image et mit en doute son adhésion aux théories séculières et laïques qu’il a prônées, en mettant à nu les limites de sa tolérance et son rejet de la minorité musulmane qui vit sur ses terres et qu’il n’a pas réussi à intégrer.
Les lois interdisant le voile religieux, les caricatures, les insultes contre les prophètes, les destructions en public des livres saints et le refus, net, opposé à la Turquie de joindre l’Union européenne pour un motif purement religieux: la crainte d’une atteinte à la chrétienté de l’Europe, ont amené à une mise en doute, dangereuse, du bien-fondé des principes et des valeurs humaines – devenues, pourtant, universelles – et défendues, naguère, par la civilisation occidentale, qui, aujourd’hui, est la première, à renier et trahir.
Plus graves et désastreux, furent les résultats d’une campagne féroce, menée durant dix ans, par un capitalisme financier sauvage et cupide, qui a tué, brûlé et détruit des villes entières. Rappelez-vous les terribles images de bombardement de Bagdad, la guerre de Gaza, les enfants déchiquetés du sud-Liban. La guerre contre le terrorisme, transformée en une gigantesque mêlée, à l’échelle mondiale, où l’on alimente la haine et l’islamophobie, où l’on tue à coups de voitures piégées et de bombes dans les mosquées, avec un affreux cynisme – et son exploitation par les dictatures arabes, pour accentuer la répression – a, également, contribué à jeter le discrédit sur un Occident qui n’hésite pas à fermer les yeux quand il s’agit de défendre ses intérêts: rappelez-vous le Likoud et Sharon, les exactions contre la minorité religieuse chrétienne de l’Irak, que l’Occident n’a condamnées que du bout des lèvres et le rôle joué, dans ce même pays, par le capitalisme financier, pour installer et soutenir un Etat théocrate, islamique chiite, au nom de la démocratie.
L’autre voie nationaliste
Tous ces développements et les récents exemples de réussite du modèle islamiste modéré en Turquie et de faillite des modèles occidentaux, corrompus, en Egypte et en Tunisie, ont renforcé la conviction que l’obédience pro occidentale n’est plus synonyme de développement économique et d’acquisition des technologies ni même de modernité et d’humanisme et qu’il existe une autre voie, nationaliste, qui préserve l’autonomie, les intérêts du pays et la paix sociale, sans constituer un obstacle au progrès.
Le consensus est pourtant à la portée des forces politiques et semble déjà, dans les faits, au sein de la société. Le principe de la liberté et d’égalité entre les citoyens, quels que soient leur race et leur sexe, quelles que soient leur ethnie et leur religion, doit être clairement accepté et admis, par tous les partis, toutes tendances confondues, laïques ou islamistes. La nouvelle constitution permettra d’interdire toute nouvelle législation, tout jugement contraire à ces principes et leur esprit. C’est aux associations de la société civile de veiller au respect de la constitution et de ses principes, qu’il s’agit de mariages mixtes, de conflit entre citoyens de différentes religions, d’une loi raciste ou sexiste ou d’une atteinte à une liberté fondamentale, individuelle, de pratique religieuse, de port du voile, d’expression, d’opinion ou de création artistique.
Il va sans dire, que tous les citoyens, de nationalité tunisienne, doivent jurer fidélité et loyauté au pays, ne pas atteindre à sa sécurité et défendre ses intérêts. C’est aussi à ce niveau que de grands défis restent à relever. Comment se défendre des lobbies et des forces étrangères et éviter qu’ils ne s’immiscent dans nos affaires avec la complicité de certains d’entre nous, qui, à l’instar de nos anciens gouvernants, seront tentés de trahir? Comment se prémunir contre un tel danger si on ne contrôle pas étroitement le mode de financement et l’origine des ressources de nos partis et associations? Si on ne définit pas les limites et les bases fondamentales qui doivent régir nos rapports avec les peuples et les Etats du monde entier? Si on ne fixe pas les principes généraux des traités et accords signés et on ne se dote pas d’un pouvoir législatif fort et aux aguets, qui traque toute transaction suspecte?
Les Tunisiens, la révolution et l’Occident
Nejib Tougourti écrit –Après la faillite du modèle occidental, qui a trahi ses principes et ses valeurs, il reste la voie nationaliste, qui préserve l’autonomie, les intérêts et la paix sociale, sans constituer un obstacle au progrès.
La thèse d’une main américaine derrière les révolutions arabes n’est, bien sûr, pas nouvelle. Parce qu’il y a eu l’Irak et le projet du Grand Orient Démocratique, exposé par l’ancienne équipe à la Maison Blanche, et exécuté avec toute la maladresse que l’on connaît au trio Rumsfeld, Rice et Bush Jr. Il y a eu aussi, dès 2009, de fortes rumeurs, en Egypte et Tunisie, sur une volonté américaine d’une transition «démocratique», assurant la relève aux présidents vieillis des deux pays. Mais les déboires des Américains et leur enlisement dans les désastreux conflits irakien puis afghan, et la grave crise financière qui a suivi, rend peu probable qu’ils aient eu le temps et le cœur de s’aventurer, à nouveau – alors qu’ils ne se sont pas, encore, bien remis de leurs mésaventures – dans une gigantesque opération de bouleversements politiques majeurs, aux issues incertaines, au sein d’une région d’un intérêt vital pour l’économie mondiale.
Maturité, fraîchement acquise, des masses arabes
Tout le camp occidental, en réalité, a été surpris par les premiers remous en Tunisie. Personne n’avait vraiment prédit leur issue. Rappelons-nous les réactions, bien molles, initiales, des capitales mondiales. Rappelons-nous la faible couverture des évènements par les médias européens et internationaux, sans aucune mesure avec celles dont ont bénéficié des «révolutions programmées» des anciens pays de l’Europe de Est ou, plus récentes, de Géorgie et de l’Ukraine.
L’absence de slogans anti américains, islamistes, pan arabes ou pro palestiniens, a, c’est vrai, tranché avec toutes les manifestations arabes et musulmanes qui ont précédé la révolution tunisienne puis Egyptienne, sans en avoir eu l’ampleur.
Mais, à mon avis, cela témoignait, au contraire, d’une maturité, fraîchement acquise, des masses arabes, qui ont compris que l’ennemi réside en eux, dans leur propre pays, au niveau des régimes corrompus qui les gouvernent.
L’absence d’un contenu politique, explicite, dans les mots d’ordre lancés, serait, également, en rapport avec l’appartenance des meneurs, qui ont encadré les premières manifestations et grèves en Tunisie, en majorité juristes ou syndicalistes. Les fameux «dégage» et «le peuple veut», repris, par la suite, dans tout le monde arabe, ont été empruntés au lexique syndical de ces derniers.
Longtemps opprimées, bernées et abusées, les masses n’avaient qu’un seul objectif, jugé primordial: reconquérir le pouvoir et réaliser leurs aspirations, jamais abandonnées, à la dignité et à l’autonomie. C’est le propre même d’une révolution.
Conscientes que leur salut réside dans une bonne gouvernance, qui ne peut s’accommoder de la dictature et de la répression, ces masses ont appelé, d’une façon unanime et spontanée, au respect des libertés. Même si elles n’ignoraient pas les faiblesses et les vicissitudes des démocraties occidentales.
Prévenir tout retour à l’avant-révolution
Maintenant elles ont à faire face à une nouvelle étape: imposer un système politique qui coupe court avec le passé et permet de prévenir, à jamais, tout retour à l’état antérieur, qui a précédé la révolution.
En Tunisie, les partis de gauche, proches de la centrale syndicale, et les islamistes semblent les grands vainqueurs. Les islamistes et leur principal parti partent gagnants selon plusieurs prévisions et sondages. Ils sont peut être les seuls dont le crédit est resté intact chez des partisans, de plus en plus nombreux.
Si l’on simplifie à l’extrême, on peut assimiler le principal dilemme de la Tunisie actuelle à celui auquel elle a dû faire face, juste après l’indépendance, et qui a opposé et oppose encore, de nos jours, les inconditionnels d’une Tunisie arabe et musulmane à ceux d’une Tunisie laïque, sans religion ni ethnie dominante.
Cette confrontation s’était soldée, aux années soixante, par la victoire des premiers au nom de ce qu’on appelait, à l’époque, la modernité. Mais aujourd’hui, les choses ont bien changé. Le regain de religiosité dans le monde occidental a terni son image et mit en doute son adhésion aux théories séculières et laïques qu’il a prônées, en mettant à nu les limites de sa tolérance et son rejet de la minorité musulmane qui vit sur ses terres et qu’il n’a pas réussi à intégrer.
Les lois interdisant le voile religieux, les caricatures, les insultes contre les prophètes, les destructions en public des livres saints et le refus, net, opposé à la Turquie de joindre l’Union européenne pour un motif purement religieux: la crainte d’une atteinte à la chrétienté de l’Europe, ont amené à une mise en doute, dangereuse, du bien-fondé des principes et des valeurs humaines – devenues, pourtant, universelles – et défendues, naguère, par la civilisation occidentale, qui, aujourd’hui, est la première, à renier et trahir.
Plus graves et désastreux, furent les résultats d’une campagne féroce, menée durant dix ans, par un capitalisme financier sauvage et cupide, qui a tué, brûlé et détruit des villes entières. Rappelez-vous les terribles images de bombardement de Bagdad, la guerre de Gaza, les enfants déchiquetés du sud-Liban. La guerre contre le terrorisme, transformée en une gigantesque mêlée, à l’échelle mondiale, où l’on alimente la haine et l’islamophobie, où l’on tue à coups de voitures piégées et de bombes dans les mosquées, avec un affreux cynisme – et son exploitation par les dictatures arabes, pour accentuer la répression – a, également, contribué à jeter le discrédit sur un Occident qui n’hésite pas à fermer les yeux quand il s’agit de défendre ses intérêts: rappelez-vous le Likoud et Sharon, les exactions contre la minorité religieuse chrétienne de l’Irak, que l’Occident n’a condamnées que du bout des lèvres et le rôle joué, dans ce même pays, par le capitalisme financier, pour installer et soutenir un Etat théocrate, islamique chiite, au nom de la démocratie.
L’autre voie nationaliste
Tous ces développements et les récents exemples de réussite du modèle islamiste modéré en Turquie et de faillite des modèles occidentaux, corrompus, en Egypte et en Tunisie, ont renforcé la conviction que l’obédience pro occidentale n’est plus synonyme de développement économique et d’acquisition des technologies ni même de modernité et d’humanisme et qu’il existe une autre voie, nationaliste, qui préserve l’autonomie, les intérêts du pays et la paix sociale, sans constituer un obstacle au progrès.
Le consensus est pourtant à la portée des forces politiques et semble déjà, dans les faits, au sein de la société. Le principe de la liberté et d’égalité entre les citoyens, quels que soient leur race et leur sexe, quelles que soient leur ethnie et leur religion, doit être clairement accepté et admis, par tous les partis, toutes tendances confondues, laïques ou islamistes. La nouvelle constitution permettra d’interdire toute nouvelle législation, tout jugement contraire à ces principes et leur esprit. C’est aux associations de la société civile de veiller au respect de la constitution et de ses principes, qu’il s’agit de mariages mixtes, de conflit entre citoyens de différentes religions, d’une loi raciste ou sexiste ou d’une atteinte à une liberté fondamentale, individuelle, de pratique religieuse, de port du voile, d’expression, d’opinion ou de création artistique.
Il va sans dire, que tous les citoyens, de nationalité tunisienne, doivent jurer fidélité et loyauté au pays, ne pas atteindre à sa sécurité et défendre ses intérêts. C’est aussi à ce niveau que de grands défis restent à relever. Comment se défendre des lobbies et des forces étrangères et éviter qu’ils ne s’immiscent dans nos affaires avec la complicité de certains d’entre nous, qui, à l’instar de nos anciens gouvernants, seront tentés de trahir? Comment se prémunir contre un tel danger si on ne contrôle pas étroitement le mode de financement et l’origine des ressources de nos partis et associations? Si on ne définit pas les limites et les bases fondamentales qui doivent régir nos rapports avec les peuples et les Etats du monde entier? Si on ne fixe pas les principes généraux des traités et accords signés et on ne se dote pas d’un pouvoir législatif fort et aux aguets, qui traque toute transaction suspecte?