Nejib Tougourti écrit - Aujourd’hui, l’islam revient en force en Turquie. Les islamistes sont au pouvoir. La Tunisie connaîtra-t-elle, bientôt, le même sort?


Entre la Turquie et la Tunisie modernes, une similitude importante qui porte deux noms: Atatürk et Bourguiba, deux grandes figures du courant moderniste, qui ont imposé à leurs pays, pendant des décennies, des réformes profondes de la vie sociale, culturelle et de l’enseignement, destinées à les engager, d’une façon irréversible, dans la voie du développement économique et politique.
Tous les deux voyaient dans la tradition arabo-musulmane et l’enseignement coranique un frein sérieux à l’acquisition des connaissances, à l’émancipation de la femme, son éducation et sa participation à la vie active, conditions sine qua none pour sortir les populations des deux pays de l’état de sous-développement, de pauvreté et d’ignorance dans lequel elles se trouvaient.
Les deux chefs ont réussi, grâce à leur charisme, à réaliser, en grande partie, leurs objectifs. Leurs pays sont cités comme de bons exemples de disciples de l’Occident qui, en suivant ses valeurs et ses principes, ont réussi à assurer le bien-être et l’épanouissement à leurs citoyens.
Aujourd’hui, l’islam revient en force en Turquie. Les islamistes sont au pouvoir. La Tunisie connaîtra-t-elle, bientôt, le même sort?

La Turquie: une puissance émergeante
Les deux pays, en réalité, vivent, en ce moment, des situations bien différentes. La Turquie connaît un essor économique réel et une période de relative stabilité politique: finies les interventions musclées des militaires dans la vie publique, sous le prétexte de défendre l’héritage d’Atatürk; finis les attentats sanglants de la gauche extrémiste. Même la rébellion kurde semble s’essouffler, depuis l’arrestation du chef du Pkk, en 1999, Abdullah Öcalan.
La Tunisie, par contre, traverse, péniblement, une transition délicate, après une longue période, catastrophique, d’une terrible dictature. Il y a d’autres différences, certes, et de taille, entre la Tunisie et la Turquie. Cette dernière est membre, à part entière, de l’Otan. Elle a longtemps été une pièce maîtresse dans le système d’endiguement de la menace communiste, mis en place par le camp capitaliste, pour l’isolement et la surveillance de son grand et puissant voisin, l’ex-Union Soviétique. Elle s’est dotée d’un régime politique qui semble bien fonctionner et possède des institutions et des traditions démocratiques de plus en plus respectées.
Depuis la montée au pouvoir des islamistes, la Turquie a attiré l’attention du monde entier, et, en particulier, arabe et musulman, par des prises de positions courageuses qui ont traduit la volonté de ses dirigeants de se doter d’une politique étrangère relativement indépendante et de se pourvoir d’une marge, plus importante, de manœuvre et d’action, au Moyen-Orient et dans le monde, conforme à son nouveau statut d’une puissance émergeante.
Les frustrations des responsables turcs, causées par le refus des Européens d’accepter leur pays dans leur Union, l’atermoiement et les multiples conditions humiliantes que ces derniers ont posées pour accepter leur demande, ont, sans doute, aussi, incité les responsables turcs islamistes, à se tourner vers leurs voisins arabes et musulmans, et à procéder à un ajustement de leurs relations avec les Israéliens, en apportant un soutien franc au lever du blocus imposé à l’enclave de Gaza et en entretenant, ouvertement, de bonnes relations avec Hamas, une organisation, classée, pourtant, terroriste par les Occidentaux.

Réalisme politique et pragmatisme des islamistes turcs
L’exemple turc fait rêver beaucoup de Tunisiens. Certains se demandent si l’avènement d’un pouvoir islamiste, dans leur pays, ne serait pas la solution, en espérant qu’il aura les mêmes effets qu’en Turquie. Ils seraient même tentés d’en prendre les risques, pour la réalisation de ce dont ils ont rêvé depuis l’indépendance et qu’ils n’ont jamais eu avec un régime laïque: de fortes institutions, un système de gouvernement démocratique, un pouvoir nationaliste menant une politique indépendante, un développement économique réel, une administration et une magistrature débarrassées de la corruption. Autant d’objectifs qui, espèrent-ils, pourront être réalisés, dans leur propre société, assez proche, à bien d’égards de la société turque.
La tolérance, le respect de l’autre et la coexistence de tendances politiques différentes, parfois opposées, séculières, théocratiques, de gauche ou de droite qui s’engageront à accepter les règles d’alternance au pouvoir et à obéir à l’esprit et à la lettre d’une Constitution qui fixera les limites à ne pas franchir par les différents protagonistes, constituent d’autres attraits, et non des moindres, pour les Tunisiens, de l’exemple turc.
Il ne faut pas, cependant, à mon avis, omettre d’insister sur deux nuances, d’importance, qui caractérisent la politique, dans les faits, du parti pour la justice et le développement (Akp), islamo-conservateur, actuellement au pouvoir, en Turquie.
Tout d’abord, il faut mentionner le contrôle étroit, exercé par les militaires qui, même s’ils se font aujourd’hui discrets, continuent à surveiller, de près, la vie politique, prompts à intervenir au moindre écart. La marge d’action du parti est de ce fait limitée: il ne peut toucher aux fondements laïcs de l’Etat et doit s’accommoder, par exemple, de la vente et la consommation des boissons alcoolisées dans les lieux publics, de l’interdiction du port du voile dans les cérémonies officielles, des spectacles nocturnes de nudité dans les boites de nuits et des programmes pornographiques des chaines de télévisions privées.
Il faut insister, ensuite, sur le réalisme politique et économique dont fait preuve le parti, sacrifiant, au besoin, son engagement religieux. Les exemples en sont nombreux: le contrôle des eaux des deux grands fleuves de la région, le Tigre et l’Euphrate dont le débit est fortement réduit, au détriment des voisins, musulmans, irakien et syrien; la participation à la guerre de l’Afghanistan, à côté des forces de l’Otan, fournissant un soutien logistique à une guerre des «impies» contre des croyants; le maintien des relations diplomatiques et économiques avec les Israéliens et, enfin, une politique commerciale agressive, ne reniant pas les moyens et les méthodes d’un capitalisme sauvage et effréné, peu conformes à l’éthique islamique.

Demain: La Tunisie et l’exemple turc (2/2)