Le mouvement islamiste tunisien est-il prêt à accepter les concessions consenties par son équivalent turc et faire preuve du même pragmatisme et réalisme politiques? Les purs et durs, les inconditionnels défenseurs d’une conformité stricte aux préceptes de la religion et de ses lois, abandonneront-ils leurs exigences, suivront-ils jusqu’au bout, avec toutes ses nuances, le modèle de la Turquie? Les mouvements séculiers politiques, de gauche ou de droite, chantres de la modernité et parfois, sans oser le dire, d’un régime laïque, sont-ils prêts à accepter l’ascension au pouvoir des islamistes, si ces derniers font les mêmes concessions que leurs homologues turcs? Comment les contrôler, dans ce cas? Qui jouera, dans notre pays, le rôle de l’institution militaire turque? Une haute cour constitutionnelle? Notre armée?
Les périls de la période de transition en Tunisie
La révolution semble avoir pris au dépourvu toutes les forces politiques du pays: celles qui étaient au pouvoir, celles laïques, qui étaient dans l’opposition, les islamistes, les étrangers, leurs lobbies et groupes de pression, les hommes d’affaires, qui ont investi leur argent et l’ensemble de la population.
Si certaines figures ne semblent voir dans l’état actuel qu’une occasion, exceptionnelle, pour satisfaire leur égo, accéder à la magistrature suprême et œuvrent d’ores et déjà, corps et âmes, pour réaliser leur vœu, et que d’autres semblent avoir choisi leur camp et misent sur une stratégie bien ficelée, qui a déjà fait ses preuves, pour accéder au pouvoir, nombreux sont les Tunisiens qui préfèrent laisser se décanter la bouillie, trop chaude, trouble et complexe, servie par le volcan tunisien et arabe, encore en furie.
Les risques de désordres incontrôlés, d’un affaiblissement de l’Etat et sa disparition et les menaces d’autres périls terroristes de l'intérieur ou de l'extérieur, sont bien réels. Les appréhensions se sont encore renforcées avec l’insurrection armée aux frontières, contre le régime libyen, les derniers affrontements à caractère tribal et la multiplication des tensions sociales. Autant de dangers dont les Tunisiens semblent conscients et qui les incitent à rester, dans l’ensemble, modérées et prudents.
La relative retenue dont ils font preuve est aussi, sans doute, liée à la maturité des responsables de certains partis et organisations, qui plaident pour le calme et la patience et ont réussi à contenir leurs troupes, plaçant l’intérêt du pays au-dessus de toute autre considération.
Cette volonté d’une transition à petits pas, calme, évitant au pays des soubresauts inutiles et d’autres violences, a été exploitée par les anciens du pouvoir et leurs alliés, qui se livrent à une course contre la montre pour reprendre en main le pays, en profitant de certains de leurs réseaux et alliances, encore en place.
Les Tunisiens assistent désenchantés, en colère, à toute une série de manœuvres et de manipulations que les structures provisoires, censées défendre la révolution et la voie démocratique, ne font, pratiquement, rien pour les contrer ou même dénoncer.
Cette évolution dangereuse, bien illustrée par le dernier coup de force du report des élections et le discours, peu convaincant, du Premier ministre provisoire, soulève beaucoup d’interrogations sur l’avenir de toute l’opération politique.
C’est dire que la population est de plus en plus sceptique. Elle ne cache pas ses appréhensions face aux activités et initiatives, suspectes, de certaines parties, qui agissent, désormais, à découvert, et exercent un contrôle stricte sur les quelques moyens d’information du pays et les principaux médias pour empêcher tout débat politique réel sur le futur système politique du pays et son avenir.
Bien sûr, rien n’est encore joué et ceux qui se sont placés dans le peloton de tête, en trichant, et espèrent s’y maintenir, ne seront pas forcément les gagnants de la dernière étape. Mais le plus grave, pour tous ceux qui ont participé à la révolution et espéré voir ses objectifs, enfin, aboutir, est la désinvolture et le mépris que toutes ces parties – qui, pourtant, se disent séculières, en faveur d’une transition démocratique – affichent à l’égard de la démocratie et ses principes quand il s’agit de fournir, à la population de leur pays, les outils nécessaires pour l’appliquer et pour choisir, d’une façon libre et souveraine, le système politique et les dirigeants qui lui conviennent.
C’est cette même attitude hautaine qu’ils ont haïe chez les responsables de l’ancien régime, ce même dirigisme et paternalisme d’une époque qu’ils croyaient révolue, cette même volonté de les priver de tout pouvoir de décision, d’une participation réelle à la vie publique, de les exclure, qui est la cause de leur grande déception.
L’importance du processus de maturation
Les Tunisiens sont à la croisée des chemins. Ils n’arrivent pas, tous, par la même voie. Trois destinations, bien distinctes, s’offrent à eux: l’une est celle de la démocratie, les deux autres sont celles de la dictature et du chaos. Sauront-ils s’engager sur le bon chemin? Réussiront-ils, comme les Turcs, à trouver un compromis qui sauvera leur pays? Ou échoueront-ils là où les Turcs ont réussi ?
Le modèle turc n’est, bien sûr, ni une nécessité ni une fatalité, pour notre pays. Beaucoup sont déçus qu’une grande partie de la population qui s’est révoltée contre le dictateur cautionne, aujourd’hui, des mouvements conservateurs. Leur montée est en réalité une réaction normale à la faillite d’un modernisme de façade dont l’ancien régime se réclamait.
La scène politique semble aussi déserte, malgré la multiplication des partis, associations et formations politiques, encore inconnus et aux limites idéologiques floues et obscures. Les jeunes qui semblent avoir fait la révolution, sans le savoir, tardent à se manifester et à exposer leurs visions et idées. Les Tunisiens à l’étranger qui ont soutenu, activement et efficacement, la révolution, sont quelque peu gênés par l’éloignement et les difficultés qu’ils ont à faire parvenir leurs vues et propositions à la majorité de la population.
Les Tunisiens découvrent, aujourd’hui, avec stupeur l’ampleur des dégâts subis. Ils ont la confirmation de ce qu’ils avaient bien redouté: le pays a été transformé en une république bananière, de népotisme et de faveurs, où tout, ou presque est corrompu, détruit.
La reconstruction de l’Etat, du système politique et la mise en place de nouvelles institutions crédibles et fiables, prendront certainement beaucoup de temps et nécessiteront une implication de toutes les parties. Rien n’est impossible si les intentions des uns et des autres sont sincères et si l’esprit et les objectifs de la révolution sont réellement respectés.
L’expérience turque est pleine de leçons. La première nous confirme, à l’instar de notre révolution, que les tentatives d’une classe politique ou d’une force étrangère de se substituer à tout un peuple, s’opposer à sa volonté et le spolier de ses libertés, sont toujours inutiles et vouées à l’échec, à brève ou longue échéance. La deuxième illustre le rôle des institutions qui, lorsqu’elles sont fortes, empêchent toute instrumentalisation du pouvoir et son utilisation au profit d’un parti politique, d’une classe, d'une région ou d’une famille. La troisième est l’importance cruciale du processus de maturation qui amène une nation, parvenue à un âge adulte, à résoudre ses conflits d’une manière pacifique et à apprendre à ses différentes composantes, à se respecter, coopérer et s’unir pour la défense de leur pays. La quatrième est la futilité de l'excuse de «considérations géopolitiques» qui déterminent et imposent le système politique d'un pays. La cinquième est la nécessité pour tout parti politique de coller aux réalités dans lesquelles il évolue, d’éviter de se constituer prisonnier de sa propre rhétorique et de se plier à des exigences idéologiques si elles s’opposent à une approche plus fructueuse, pragmatique, ou comportent un risque de conflits et de divisions. C’est bien sûr, valable aussi bien pour les courants tunisiens conservateurs qui se réclament de la culture arabo-musulmane, que pour les tendances modernistes qu’il est difficile, aujourd’hui, de qualifier de progressistes, s’étant rendues coupables de complicités évidentes avec l’ancien régime.
Lire aussi :
La Tunisie et l’exemple turc (1/2)