En vérité, nous vivons une période charnière de notre histoire. Sans même le savoir. Notre peuple est en train de mourir, sans le savoir. Parce que nous ne savons pas que les peuple aussi meurent, lorsqu’ils perdent l’instinct d’être, en tant que tels.
L’ahurissante situation qui nous est faite, par nos dirigeants, qui sont eux-mêmes dans l’incapacité de faire la moindre petite lecture, si ce n’est celle de leurs avoirs financiers dans les émirats arabes, et dans tous les paradis fiscaux du monde, est pourtant tellement criante, tellement révoltante, en soi, que cela aurait dû nous réveiller une bonne fois.
Ce n’est pas le cas. Pas du tout! C’est même le contraire, puisque non seulement nous continuons à roupiller, mais qu’en plus, nous rêvons. Nous rêvons tous de rentrer dans le cadre de Si Flène, qui ne fréquente que les Si Feltène, qui a épousé la fille de Si Bouttoz, et qui a la chance de ne pas connaître le montant de sa fortune. Comme tous les parvenus qui ont été trop pauvres, trop longtemps. Et qui sont devenus trop riches, trop vite.
Corruption de masse…
C’est la récréation générale. «Qu’est ce qui lui manque l’Algérie?», vous souffle-t-on dans le nez. «L’Algérie, ce n’est pas la Tunisie, ici!», vous rappelle-t-on, avec un regard en dessous! Au cas où vous l’auriez oublié.
Nos propres compatriotes sont les derniers à comprendre, et à accepter, l’idée que leurs «Si Bouttoz» les mènent droit au mur. C’est de l’autisme, tout simplement. Celui des égoïstes, des crétins, et des gagne-petit. Des gens qui ont des principes à voilure réglable. Un coup oui, un coup non, un coup ni oui ni non. Avec des bondieuseries et des pudiconneries qui couinent lorsqu’on s’assoit dessus. Des choses un peu vagues, qui fonctionnent parfois au pet de «loubia» (fèves), ou au rôt de grasse satisfaction.
En Algérie, en ce moment, c’est le temps des violons, pour une foule de gens. La flambée des prix des hydrocarbures, tombée à pic, a permis d’anesthésier un bon paquet de moustachus, et un autre de moustachettes.
Pendant que les dernières en ont profité pour se transformer en bijouteries tintinnabulantes, beaucoup parmi les premiers sont devenus, à force de bonnes actions en tout genre, toujours juteuses, des propriétaires cossus, des détenteurs de grands capitaux, qui roulent carrosse, qui friment, qui étalent, qui barbotent dans leur petite satisfaction de goitreux parvenus, de commis ventrus, de négociants fessus, d’intellectuels qui émargent, des huiles qui surnagent, des «capitaines d’industrie» qui fraient dans un cloaque, des requins qui gambadent avec des crocodiles, en chantant «Kassaman» [hymne national algérien, Ndlr] à tue-tête. «Kassaman» qui ne veut pas dire serment, mais partage du butin.
Pour toute cette jungle là, car c’en est une, à la seule différence qu’une jungle a des règles, la rapine procède d’une logique toute simple. Bouffer les 11/10ème et jeter les restes aux victimes de la même rapine, mais faire en sorte qu’elles s’entre-tuent pour cela. Élémentaire mon cher H’mida. Élémentaire…
C’est de la corruption, tout simplement, au sens le plus vrai du terme. Mais de la corruption de masse. En suggérant que c’est du partage.
La grande baraka de Boutef…
Le régime a tout simplement corrompu le peuple, contre lui-même, pour pouvoir continuer à le dominer, et à piller le pays. Mais en lui faisant croire que la situation s’est améliorée, puisqu’il y a bien plus de bénéficiaires. Et le bon peuple est gogo tout plein. Il crie, déclame, chante les louanges de ses maîtres. N’est-il pas vrai que depuis que Bouteflika est le président, tout a changé? Ce n’est pas les prix du pétrole, noooooooon! C’est la baraka de Bouteflika. Demandez à n’importe quel cheikh de zaouia [mausolée, Ndlr], et vous vous rendrez compte que je ne fais pas de l’esprit. Sérieux! C’est d’ailleurs un truisme, désormais, que Bouteflika a ramené la baraka. Encore un peu et les «chouyoukh» vont mettre la photo de Monsieur Baraka au milieu de leurs talismans, pour attirer les sous, et chasser les démon-crates.
Le régime s’est adapté à une transformation brutale des données. Il a vite compris que le seul moyen, pour lui, de garder ses privilèges, était d’impliquer le plus grand nombre possible de profiteurs. De goinfres sans état d’âme. Plus le nombre d’opportunistes serait grand, et plus il élargirait les cercles qui le protégeraient de la multitude des paumés. Un gros gueuleton pour des gloutons.
La grande masse de la gabegie, qui se chiffre en centaines de milliards de dollars, ne réside pas dans la rapine proprement dite, directement prélevée par les premiers cercles du régime, mais dans un vaste lumpen-supermarché qui alimente une économie informelle, bâtie sur une logique primitive et primaire, où le plus dégourdi, le moins scrupuleux, le plus chien, dispose de réelles possibilités de promotion sociale et économique.
La révolution? Quelle révolution?
C’est cela que le régime algérien a réussi à instaurer, et qui lui a permis, contrairement aux régimes qui ont été balayés, ou ébranlés, par le printemps arabe, à mettre en œuvre, de façon durable et profonde, sa propre pérennité. C’est cela qui explique pourquoi le régime algérien n’a pas été inquiété, pourquoi les mêmes causes n’ont pas généré les mêmes conséquences.
Si la révolution de jasmin n’a pas fleuri en Algérie, ce n’est pas parce que le système est plus juste, plus démocratique, plus stable ou plus solide. Ni parce que les Algériens aspirent à la paix, après une si longue tragédie. C’est juste que les alliés naturels du régime sont très nombreux, et que la situation financière du pays a permis de corrompre plus de gens. Mais cela ne veut pas dire qu’il y a, en Algérie, une plus grande justice sociale, qui englobe de plus larges couches sociales. Non, bien au contraire. C’est juste que la corruption de masse y est plus importante, et qu’elle a permis au régime d’anesthésier un nombre effarant de profiteurs. Qui ne savent malheureusement pas que leur prospérité relative est le moyen le plus sûr de précipiter leur pays dans la débâcle. En plus d’obscurcir le champ de bataille, puisque le régime aura réussi à se constituer des alliés naturels au sein même du peuple, et qui seront ses plus féroces agents, contre leurs propres frères. Ceux qui tuent, qui torturent, qui emprisonnent, qui violent, qui séquestrent, et qui sont les molosses sanguinaires, ce ne sont pas les enfants des barons du régime, mais ceux du peuple, sortis de ses couches les plus défavorisées.
Le temps des violons, et celui du canon
Dans les années de sang, la décennie 90, le régime a su constituer autour de lui des forces issues du peuple, en leur faisant croire qu’en le ralliant elles contribuaient à sauver le pays, face à un péril qui allait le ramener au moyen-âge. Ce sont celles-là qui ont sévi contre les aspirations populaires, qui ont été les chiens de guerre du régime. L’intégrisme, savamment dosé, puissamment armé, doté de fatwas du meurtre et du viol, qui sortaient du Ctri de Ben Aknoun, a été le principal soutien du régime. Il égorgeait d’une main, et recevait des subsides de l’autre.
Aujourd’hui, grâce à la rente pétrolière, le régime a pu user d’incitations plus palpables. Ainsi, pour l’exemple, même s’il est on ne peut plus primaire, on ne peut plus vénal. Le régime a mis en place une politique de recrutement effréné de policiers. L’Algérie est devenue, en termes d’effectifs, l’un des pays le plus de policiers au monde. Le régime a ainsi permis à des centaines de milliers de jeunes, qu’il a lui-même poussés au chômage, d’avoir un emploi relativement bien rémunéré, avec des possibilités d’abus en tout genre, contre leurs propres frères.
Et tout récemment, il leur a consenti une augmentation de salaires, avec effet rétroactif sur plusieurs années, qui leur a permis, non seulement d’accéder à des niveaux sociaux confortables, mais aussi de disposer de sommes d’argents relativement importantes, qui les ont propulsés du statut de misérables petits flics a celui de fonctionnaires cossus, qui peuvent, du jour au lendemain s’offrir des logements, des voitures, et autres avantages qui sont tout à fait inaccessibles à leurs autres compatriotes. Non pour des raisons économiques objectives, mais parce que le régime qui dirige le pays est fondé sur des logiques mafieuses.
Lorsque, pendant le temps du canon, dans les années 90, les moyens financiers ne permettaient pas de telles possibilités, le régime a opté pour de toutes autres méthodes. La force, dans son expression la plus brutale. Les barons du régime, dont les plafonds de rapine se chiffraient seulement en millions de dollars, évoluaient dans des mentalités de chefs de bande. Des gloutons voraces et insatiables, et qui étaient capables d’égorger père et mère pour continuer à se remplir la panse. Ce n’est pas pour rien qu’ils étaient tous obèses. On raconte qu’un général a mangé un mouton méchoui à lui seul, et qu’un autre, plus raffiné, hum, s’empiffrait de sandwiches au…caviar. Des sandwiches au caviar. La classe!
Du bidonville à la bidonvilla…
Aujourd’hui, les choses ont changé. Nous n’avons plus affaire à une dizaine de généraux brutaux et prêts à tout, mais à une caste composée de milliers de gens, tous richissimes, qui évoluent dans un «Etat» fait à leur mesure, dont les ressources naturelles génèrent des fortunes colossales, des centaines de milliards de dollars en quelques années, et où les populations, y compris parmi les plus aisées, ne rêvent que de partir ailleurs. Après avoir saigné la bête. La situation est plombée.
Un régime de prédateurs, qui dispose de moyens faramineux, a donc opté, tout naturellement, pour une corruption de masse. L’importation de véhicules, par exemple, est significative de ce schéma. En important bien plus que ce que permet la capacité routière du pays, les barons du régime, qui ont le monopole des ventes, se sont enrichis, tout en permettant à l’Algérien lambda de réaliser un rêve qu’il ne croyait pas possible. Posséder une voiture toute neuve. Les banques étatiques ont été mises à contribution: prêter de l’argent au «ghachi» pour qu’il achète un véhicule. Même s’il n’est pas solvable. Le général, le frère du président, le neveu du baron tartempion a pu prendre une grosse commission. Le «ghachi» a eu sa voiture neuve, et l’Algérie a accédé au 4e rang mondial en termes de victimes d’accident de la route. Un énième record. Que du bonheur. Puis, dans la foulée une autoroute a été réalisée en un temps record. Une très belle autoroute. La plus chère du monde, dans un même rapport. Avec des commissions qui se chiffrent en milliards de dollars. Que demande le peuple? Il voulait une voiture, une autoroute, des équipements militaires ultrasophistiqués, un big bazar alimenté par des milliers de containers par jours, de produits en tout genre? En veux-tu, en voilà! Plus de réalisations, plus de commissions. Plus d’importation, plus de gros dividendes. Et tout le monde est heureux, et personne ne pensera à faire la révolution. Tant qu’il y aura du pétrole…
En attendant, les Algériens s’enferment dans leurs rêves miteux, dans leurs logements, derrière leurs barreaudages. Au milieu de leurs ordures ménagères, dans des villes qui sont devenues des douars de parpaings, des bidonvillas.
Et, en attendant, ils se bousculent au portillon. Tous veulent devenir si Flène, si Bouttoz. Tous rêvent du jour où ils pourront se rengorger, aborder ce rictus à la Zerhouni, regarder leurs compatriotes du haut de leur tas de vanité. Tous rêvent d’être un Si Flène un jour, rien qu’un jour…
Source : ‘‘Le Quotidien d’Algérie’’.