Nouvelles définitions, contradictions, demi-solutions, nouvelles personnalités, nouveaux horizons, nouveaux enjeux, nouveaux discours, le dictionnaire de la révolution ne semble pas volontairement ouvert à accepter toutes les nouveautés. Certains s’empressent de s’engouffrer dans l’histoire de la Tunisie, mais l’accès ne semble pas aussi facile.
Le gouvernement le moins en rupture avec le passé
Certains sociologues, ethnologues et anthropologues n’ont pas hésité à déclarer le peuple tunisien comme étant le plus homogène religieusement et ethniquement parmi les peuples de culture arabo musulmane. Il s’agit là d’un constat prouvé depuis des années suivant les règles des sciences humaines.
Le lendemain de la révolution et par crainte de voir la Tunisie se déchainer de son homogénéité historique et basculer à gauche ou à droite, les analystes et autres politologues ont vite déclaré le peuple tunisien comme étant un peuple centriste qui a toujours dit non aux appétits extrémistes.
Ce constat, étant plus récent que le premier, se vérifie au fur et à mesure de l’évolution de la donne politique. Il se trouve que le même peuple qui a accepté de se faire gouverner le plus longtemps possible par le couple le moins éduqué par comparaison aux couples au pouvoir ailleurs, a accepté de se faire guider par le gouvernement le moins révolutionnaire que l’on puisse imaginer.
Deux lifting après, le peuple tunisien se fait gouverner par le gouvernement le moins en rupture avec le passé, une haute commission le moins en rupture avec les pratiques des anciens congrès et une administration toujours en symbiose avec son passé de machine à petites combines.
Toujours à la recherche du centre, le peuple tunisien accepte de faire comparaitre uniquement quelques noms devant la justice, encore une fois par crainte de basculer à l’extrême de la justice et voir ainsi des petits fonctionnaires qui ont servi de machines à exécution ou de souffleurs d’idées se faire taper sur des mains des plus sales.
Il s’agit là d’une demi-solution pourvu que la machine continue de tourner. Mais non pas moins d’une contradiction, puisque la machine continue de tourner avec les mêmes ingrédients et par voie de conséquence vers les mêmes aboutissements.
Entre le frelon et l’abeille
L’histoire retiendra que les révolutionnaires les plus jeunes et les plus «in» de l’histoire de la Tunisie ont accepté de se faire gouverner par le couple le plus ancien de la scène politique. D’où la question de savoir si l’homogénéité tunisienne ne rime-t-elle pas avec contradiction.
Sur le plan politique, la pyramide serait inversée: après vingt trois ans de dictature pontifiée par une base partisane, la Tunisie tombe entre les mains d’une oligarchie très confortée par les medias qui, à tort ou à raison, mettent tous les soirs le «Tunisien» face à un échantillon de sa composition qui ne correspond en rien au corps initial.
Le Tunisien révolutionnaire qui a réussi à déverrouiller le système le plus hermétique en migrant vers Facebook pour s’exprimer est-il, tout de suite après, tombé en panne d’imagination pour se contenter tous les soirs du rôle de téléspectateur assoiffé. Aucun élément de la vie courante, en dehors des plateaux télévisés, n’évoque une révolution: ni plat, ni jus, ni café, ni couleur n’a été inventé pour pérenniser ce nouveau sentiment qu’est d’être un peuple révolutionnaire tout en étant homogène.
D’ailleurs, à un moment où l’on croyait le peuple tunisien tourner le dos aux ordures de son histoire, il tourne le dos aux poubelles pour en faire de la rue une poubelle à ciel ouvert. Au même moment où l’on croyait favoritisme et copinage éradiqués, l’anarchisme s’installe pour donner le même résultat: soit l’intérêt privé qui prend le dessus sur l’intérêt public. Peut-on dire que l’urbanisation en cours, aussi sauvage soit elle, sur terrain, n’est que la traduction d’un discours politique aussi haineux et rancunier vis-à-vis de tout ce qui est ordre. Le Tunisien aura-t-il besoin de miel pour faire la différence entre le frelon et l’abeille?
Entre la rose et l’épine
Le peuple le plus homogène ethniquement et donc rituellement a-t-il coupé avec ses us et coutumes? A en croire le 14 janvier et l’attitude mesurée suite à l’annonce du décollage de l’avion présidentiel vers des cieux lointains, la réponse serait oui. Les rues n’ont pas subi la fête et aucun signe d’euphorie n’a été rapporté par les écrans. A en croire le 17 janvier et le déclenchement des revendications pécuniaires, la réponse serait encore un oui. Le peuple tunisien n’a même pas observé le «farq» (l’équivalent de trois jours de deuil) pour rendre hommage à ses martyrs et s’est tout de suite livré à une course contre la montre pour demander à un gouvernement provisoire des augmentations éternelles.
Il semble qu’entre la rose et l’épine, le peule tunisien a choisi de sniffer la première et de caresser la deuxième. Encore une fois, une solution faite de deux demi solutions. A l’image d’ailleurs de toute autre revendication.
Le peuple tunisien a demandé et eu gain de cause des têtes des représentants diplomatiques à l’étranger, mais les représentations économiques dont certaines n’ont pas changé de locataire depuis plus de 23 ans ont été épargnées par l’autre moitié de la solution.
Le même peuple qui a crié liberté de ne plus être obligé de scander tel ou tel nom se décompose en petits groupes qui ne tarissent pas d’éloges en direction du promoteur d’une chaine de télévision et encore une fois, bizarrement, il se soumet à la force de la parole et croit en un avenir qu’il n’a pas pensé. Retour sur un passé pas lointain, ou essaye-t- il déjà de se positionner par rapport à un avenir du moins incertain?
Notre peuple ne semble pas retenir de leçons d’histoire bien que l’un des tous premiers historiens fut tunisien. Contradiction étrange si l’on croit à la théorie de l’héritage culturel.
La deuxième république en deux moitiés
En termes de discours, le peuple tunisien semble bien à l’aise entre deux styles: l’un basé sur les règles les plus strictes de la rhétorique et l’art de l’insinuation par le geste, la couleur, l’espace ou même le silence, et un deuxième style qui rappelle aux jeunes révolutionnaires le temps où leurs parents s’immobilisaient devant le petit écran pour voir feu Abdelaziz Laroui leur raconter des histoires. Entre un futur coloré et un passé en NB, le Tunisien ne voit pas de complexe à faire le va-et-vient. Question de se ressourcer ou de ne rien négliger?
Peu importe le bien fondé, l’essentiel c’est de ne rien rater, même si c’est pour finir avec une idée à moitié. N’est ce pas la constitution de la deuxième république qui va également se faire en deux moitiés, l’une avant la constituante sous forme de pacte républicain et l’autre sous forme de vraie constitution mais uniquement à moitié.
Soyons plus pragmatique, tout n’est pas composé que de demis. L’infini semble en fait une évidente nouveauté de la révolution tunisienne. Aucun effort particulier n’est sollicité pour se rendre compte que le peuple tunisien uni religieusement, culturellement socialement… se fait diviser tous les soirs à l’infini pour servir, à son insu, de garant à des discours qui partent vers tous les centres, toutes les droites et toutes les gauches. A tel point que tout le monde fait croire à tout le monde que le peuple veut ceci et non pas cela et inversement.
L’exercice auquel se livrent «les leaders d’opinion» autoproclamés aura au moins deux mérites: avoir réussi en peu de temps à produire autant de contradictions et avoir démontré que le peuple tunisien est beaucoup plus conscient que ne le résument les baratins de séduction.