Le débat Talbi-Mourou (29 juin, Shems FM) est un événement considérable dans cette nouvelle Tunisie. Nous pensons qu’il est le premier réel débat d’idées depuis la révolution du 14 janvier 2011. Nous posons comme hypothèse qu’il nous fait entrer immédiatement et pleinement dans la modernité.
Tout d’abord, sur le plan médiatique, il semble qu’il a battu tous les records d’audience de Shems FM, qui a transmis ce duel intellectuel, ensuite de mémoire d’auditeur, nos oreilles n’ont jamais entendu une parole double aussi engagée, aussi intelligente, aussi émotionnelle des deux protagonistes.
J’affirme que ce débat nous a fait entrer dans la modernité à l’insu de tous les discours politiques développés ça et là par les différents nouveaux acteurs de la scène politique. Est-il nécessaire de démontrer encore une fois que la vraie révolution des idées est arrivée là où on l’attendait le moins: lors d’une émission de radio, et non de télé, par l’intermédiaire d’acteurs intellectuels plutôt que politiques: une belle leçon pour tous les partis politiques.
Pour paraphraser un éminent scientifique américain, A.-R Damazio, nous pourrions parler de «l’erreur de Talbi» et en même temps dire que «Talbi avait raison».
Talbi avait raison
Talbi a raison sur plusieurs niveaux: les théories de la communication, la psychologie, la psychanalyse, la psychologie sociale, la psycholinguistique, la sociologie lui donnent entièrement raison. Une parole ne peut pas rester inchangée d’un émetteur vers un récepteur.
Elle ne peut pas le rester car le récepteur n’est pas passif, il a sa propre carte cognitive, sa personnalité, ses filtres sensoriels et émotionnels, son histoire. Cette parole se trouve tout de suite et ce quelque soit les précautions méthodologiques, traversée par le désir des gens, par leurs pulsions et leurs fantasmes, par leur inconscient individuel et collectif.
En outre, au moment de l’énonciation, la parole se trouve traversée par les attentes du récepteur qui est donc aussi présent que l’émetteur dans la parole énoncée. Alors rajoutez une couche de deux siècles sur cela et vous obtiendrez une parole complètement porteuse de contextes contradictoires, non dits par dessus le marché, de mystifications, de désinformations, de confusions. Et il devient impossible de l’utiliser comme une référence d’autorité et encore moins pour légiférer.
Ma mère et ma raison
Tout tourne autour de ces deux axes: ma mère et ma raison. D’abord, mes racines, mon éducation, mes connexions, ma filiation représentées par la relation à la mère, dépositaire et transmettrice de la culture. Ensuite, mon pouvoir réflexif, mes capacités logiques alimentées par ma raison, unique moyen pour filtrer les millions d’informations que mon cerveau reçoit à longueur de journée. Il en découle une définition de la personne: cette entité psycho-sociale faite de liens symbolisés par le lien à la mère mais aussi faite de capacité d’analyse, de distanciation et de jugement symbolisés par la raison. En dehors de ces deux sources, Talbi ne reconnait aucun pouvoir sur lui, aucune influence.
L’émotion (une colère retenue mélangée à un enthousiasme de jeunesse) ne fait pas douter un seul instant de la sincérité du penseur. Plus rien à perdre, tout à gagner. Les gens qui l’accusent de sénilité n’ont pas malheureusement saisi cette émotion, et du coup leur jugement devient complètement déplacé.
Tout est révélé d’un coup au penseur: comment les autres seraient-ils à ce point, contrairement à lui, crédules? L’amour de Dieu et de son texte sacré, l’amour de sa mère et du lien d’acculturation sont tellement des choses qui s’auto-suffisent comme explication qu’il n’est point nécessaire de se référer à autre chose. Cela rappelle Spinoza. Nous pensons qu’au crépuscule de sa vie, son émotion est son ultime message, sur ce plan il a entièrement raison.
Son émotion lui rend les choses limpides: le message de Dieu à la portée de tout le monde, la transmission sociale faite naturellement à partir de la figure maternelle. Que voulez-vous d’autre?
Cette orientation positive sur la nature humaine de pouvoir comprendre naturellement le message divin, cette conception originelle de la bonté de l’homme disqualifient tout le reste (exégètes, intermédiaires, et fondateurs de sectes, mais aussi figures symboliques de l’islam, compagnons, contemporains du prophète, le prophète lui-même en tant que raconté par d’autres sources et son épouse Aïcha…). Le penseur découvre le seul lien valable: l’amour de Dieu et de son livre saint. Tout le reste est frappé du sceau de l’humanité, donc des intérêts, des imperfections, de la vulnérabilité, des conflits, des jeux de pouvoir…
Le Coran, rien que le Coran
Le raisonnement est solide. Si on admet que Dieu a tous les attributs dont l’autosuffisance et la perfection, il est clair que son texte ne doit souffrir d’aucune insuffisance. Il est explicite, clair, compréhensible, doté d’un pouvoir divin de rayonnement sur les consciences, capables par elles-mêmes, de le saisir naturellement, puisqu’elles sont la création de Dieu.
Par conséquent, le Coran n’a pas besoin d’intermédiaire, entre les lecteurs et Dieu, il y a une communication directe, donnant accès à un niveau de compréhension en rapport avec les besoins spirituels des personnes et de leurs capacités intellectuelles.
Chacun accède au niveau de compréhension dont il est capable et dont il a besoin, ce qui rend caduque toute interprétation médiatrice, unique et exclusive des autres et surtout l’hégémonie des théologiens depuis la naissance de l’islam.
L’avenir de ce corpus énorme de théologie est de devenir l’objet des sciences de l’histoire, ce qui est différent d’être le socle solide des croyances et des pratiques des musulmans. Voilà en quoi Talbi peut être considéré comme un penseur moderne.
Talbi est un historien. L’histoire est une science avec un objet bien circonscrit et une méthode scientifique. Elle traite les événements du passé le plus objectivement possible, y compris les hommes qui ont été les acteurs de cette histoire et aussi leurs productions. De ce point de vue, les religions sont devenues l’objet de ses investigations avec la même rigueur et sans aucune précaution spéciale. Ce qu’on peut y découvrir ne doit faire l’objet d’aucune concession intellectuelle.
Le prophète est un homme. Il n’y a pas de mal à cela. Lui-même ne cesse de l’affirmer, et ce n’est pas un point négatif ni amoindrissant. Ses compagnons, ses épouses, ses contemporains, les khalifes étaient des hommes, et ils portent les traces de toutes les entreprises humaines: l’imperfection, les oublis, les intérêts, les désirs. De ce point de vue, ils ont agi comme tous les humains dans des contextes différents, pas toujours avec bonheur, en se trompant, en faisant des erreurs. Il n’y a pas non plus aucun mal à cela. Aujourd’hui, nous devons construire une approche humaine de leurs actions, et non pas une approche sacralisante, référentielle et dogmatique. C’est le seul moyen pour comprendre le sens de ce qu’ils ont entrepris, et de jouir de sa liberté de penser aujourd’hui.
L’erreur de Talbi
Peut-être que Talbi n’avait pas lu Karl Popper et Damazio. Car son erreur c’est de penser que sa théorie est infalsifiable et irréfutable. On ne peut pas opposer à une théorie scientifique une croyance, car une théorie scientifique est par définition falsifiable, alors qu’une croyance est aussi par définition infalsifiable. Il ne pourrait opposer à la croyance une autre croyance fusse-t-elle issue d’une démonstration scientifique. Le domaine de la croyance n’est pas lié à la vérification, il est un mélange de pensée magico-totémique, mythico-poétique, ritualisée. Le domaine de la science est un ensemble d’axiomes et de lois relatifs à des contextes précis de vérification et de validation.
Talbi ne pourra jamais convaincre Mourou et l’ensemble des gens qui s’inscrivent dans sa configuration. Ce n’était pas son rôle. Mourou ne pourra jamais comprendre le bien-fondé méthodologique du point de vue de Talbi. Les deux façons de fonctionner doivent cohabiter en paix, car elles sont inscrites sur des socles épistémologiques différents. C’est cela la modernité, c’est aussi cela un autre nom de la laïcité. Max Weber a écrit un célèbre ouvrage sur le savant et le politique, et d’autres anthropologues (Mircea Eliade) se sont penchés sur la séparation du sacré et du profane, et Kant bien avant, a nettement tracé la ligne de démarcation entre la physique et la métaphysique. Le profane ne pourrait être sacralisé, c’est pourquoi il n’est pas possible de démontrer quoi que ce soit scientifiquement dans le domaine du sacré, et c’est pour la même raison, le profane ne pourrait servir pour désacraliser le sacré quelque soit sa solidité scientifique.
Les prémisses de la pensée de Talbi sont correctes sur le plan scientifique, mais ce sont ses conclusions qui sont forcées. Ce n’est pas parce qu’une parole est tronquée, transformée au bout d’une chaîne d’émetteurs, et qui de surcroît à force d’interprétations et de projections et d’utilisation partiale, finit par ne représenter que l’énonciateur qui l’émet hic et nunc, et non plus une parole d’origine (voir les travaux récents en psychologie sociale du langage), qu’elle est dépourvue de sens.
Elle reste toutefois pleine de sens pour tous les usagers de cette parole dans les contextes complexes de leur histoire. C’est pour cette raison que Talbi a commis une erreur inférentielle. Pour ainsi dire, ce sont deux niveaux logiques différents tels que les définit Gregory Bateson.
Il est juste d’avancer son émotion et son point de vue relativiste, science avec conscience, mais il est inacceptable pour la majorité des personnes que cela se traduise en disqualification systématique de leur point de vue.
Le relativisme soutient la cohabitation des points de vue, y compris pour ceux qui paraissent contradictoires. Au nom du relativisme, on ne peut pas donc exclure des points de vue en prétextant qu’ils sont erronés. Puisque la vérité n’existe pas, elle est construite, et le résultat dépend de la construction des uns et des autres. Voici donc l’erreur de Talbi.
Que Dieu nous garde Mohamed Talbi, cette intelligence vive, le plus longtemps possible, et le préserve le plus tard possible. Si Mourou savait que, derrière lui, il y a un milliard de musulmans, il devrait savoir que derrière Talbi, il y a Dieu et sa parole: «Ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ne sont pas sur le même pied d’égalité». Le sacré ne peut pas se passer du profane, et le politique ne peut pas non plus se passer du savant.
Il en découle ce qui suit :
1- Les croyances n’étant pas meilleures les unes que les autres, elles doivent cohabiter, par le seul fait de découvrir d’autres croyances, le relativisme devient la seule réalité.
2 - Il est impossible de combattre une croyance par une vérité, fusse-t-elle scientifique, car la vérité scientifique est une construction destinée à être dépassée, alors que la croyance tout court est destinée à être vérifiée par celui qui la défend (les prédictions qui se réalisent).
3 - La politique ne devrait jamais trancher à la faveur d’une croyance, car si elle le fait, au bout il y a la terreur. (Cqfd)
* Professeur de psychologie, doyen de la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.