Après le temps de l’euphorie, de l’ivresse de cette libération inattendue, vient celui des réalités. Vient celui de la responsabilité. La Tunisie se divise. Les lignes de démarcations, politiques, sociales et économiques se creusent. Le consensus implicite qui réunissait tous les Tunisiens contre le régime de Ben Ali, ses turpitudes et sa pourriture, se dilue et le doute s’installe.
Ce qui se passe à la Kasbah, les débordements sécuritaires, qui font suite à un laisser-aller policier, comme ce fut le cas lors de la projection du film de Nadia El Fani, les relents de tribalisme qui resurgissent d’un passé que l’on croyait révolu, et les accès de fièvre de ceux qui doutent de ce gouvernement, sont les signes menaçants de la détérioration de la situation dans le pays.
Le pays va à la dérive
Nous, Tunisiens, avons à gérer trois tensions, dans l’immédiat et toutes affaires, notamment politiciennes, cessantes: une tension sociale, une tension économique et une tension sécuritaire.
1- Au plan économique, le pays va à la dérive. Quoiqu’en disent certains derniers chiffres un tant soit peu optimistes, la Tunisie est sur une trajectoire dangereuse. L’absence de politique économique claire et cohérente, due à l’éparpillement des responsabilités et au caractère transitoire du gouvernement, relègue au niveau de simples incantations les déclarations enthousiastes de certains.
2- Au plan sécuritaire, avec des centaines de milliers de refugiés toujours parqués dans le sud du pays, une guerre ouverte à nos frontières, et une hostilité à peine voilée à l’ouest, la Tunisie est prise dans un étau, ici aussi, dangereux. L’armée nationale se comporte en garant, les forces de sécurité cherchent à se réhabiliter aux yeux du citoyen. Mais la tâche est rude et l’avenir lourd de menaces.
3- Au plan social, un schisme se précise entre les «modernistes» et les «traditionalistes». Entre ceux qui souhaitent préserver les acquis du bourguibisme, et ceux qui se sont toujours estimes floues par la démarche résolument occidentaliste du Combattant Suprême. Cette fissure sociale doit être gérée sans faire qu’une partie des Tunisiens soit accusée d’obscurantisme, et que l’autre soit vouée aux gémonies.
Pallier à l’incertitude du lendemain
Avec tout cela, nous assistons aujourd’hui à une déferlante de slogans politiques portes par une multitude de partis qui, à de très rares exceptions, ne sont représentatifs de rien. Sans programmes. Sans suivi. Sans leadership. Sans vision. Des électrons libres qui circulent dans un espace virtuel.
Devant la montée des périls, devant l’incertitude qui gagne et le doute gangrénant le pays, la Tunisie a besoin de visibilité, de sécurité et de stabilité. La Tunisie a besoin de responsabilité! Tout cela ne peut se régler au détour d’un vote le 23 octobre prochain. Une échéance dont on ne sait trop aujourd’hui ce qu’elle pourrait enfanter.
Pour pallier à l’incertitude du lendemain, nous avons besoin d’un gouvernement solide, légitime et stable. Un gouvernement qui puisse prendre des engagements sérieux au nom du peuple. Un gouvernement qui puisse donner des assurances aux investisseurs tunisiens et étrangers, aux alliés et partenaires de la Tunisie, et notamment aux operateurs économiques qui contribueront à relancer la croissance. Une croissance dont les fruits, cette fois, devront être distribués de manière à redonner aux zones intérieures leur dû. Un gouvernement enfin qui, débarrassé des oripeaux du passé et de ceux qui menaient les choses économiques du temps de l’ancien régime, aura la confiance pleine et totale des citoyens parce qu’il est, justement, un gouvernement de transition, de jonction entre le présent, difficile et incertain, et le futur que nous souhaitons gros de promesses.
La légitimité du gouvernement se gagne de différentes manières. Elle se gagne par referendum. Elle se gagne par le vote de la Constituante. Elle se gagne aussi à travers un entendement de tous les partis. La voie du referendum me paraît la plus directe, parce qu’elle octroie une légitimité immédiate, non contingente des équilibres politiques qui résulteraient des élections de la Constituante et non de compromis partisans.
Le vote du 23 octobre devrait consigner deux questions: l’une qui répond à la nécessité de mettre en place une Assemblée constituante; l’autre qui demande au peuple de donner l’onction de son suffrage à ce gouvernement de transition, pour la période allant du 24 octobre aux élections législatives et présidentielles qui seront organisées des l’adoption de la Constitution nouvelle. Le peuple serait appelé à répondre «oui» ou «non», à la majorité qualifiée, à la question: «Souhaitez-vous que le gouvernement de transition (i) poursuive son mandat actuel jusqu’à l’adoption de la Constitution; et (ii) soit mandate pour l’organisation des élections telles que prescrites par la constitution?».
Une réponse positive permettra de renforcer la nécessaire présence et la crédibilité du gouvernement. Elle donnera une visibilité au citoyen quant aux échéances politiques à venir. Elle apaisera les craintes et laissera à la Constituante le temps de travailler dans la sérénité et de préparer la loi fondamentale de l’Etat, sans confusion des genres et sans amalgames des pouvoirs.
Une réponse négative consacrerait le danger, réel, de voir la Constituante, forte de sa toute nouvelle légitimité populaire, se muer en pouvoir législatif et exécutif. Le système électoral choisi rendrait cacophoniques les débats dans une assemblée à la composition hétéroclite. Un temps précieux serait perdu dans la nomination d’un nouveau gouvernement, faible de surcroit puisque tenant sa légitimité d’une assemblée elle même largement divisée.
Se débarrasser de certaines pratiques opaques
En adoptant le scénario d’une réponse positive, ce gouvernement, une fois confirmé et maintenant légitimé, pourra se doter des moyens nécessaires à la gestion du pays. Il pourra être resserré, mieux orienté vers l’action et moins timoré dans ses propositions. Il devra s’alléger des pesanteurs, toujours présentes du passé. Se débarrasser de certains qui persistent dans les pratiques opaques, parce qu’ils n’ont jamais appris à faire autrement.
- Le Premier ministre devra impérativement recomposer son équipe économique en nommant un ministre coordonateur de la politique économique et ministre des finances. Une politique économique réaliste devra être mise en œuvre qui se basera sur la nécessite impérieuse de créer des emplois et de sauvegarder le tissus industriel du pays. Pour être cohérente, et tout en sauvegardant l’indépendance de la Banque centrale, les politiques monétaires, économiques et financières de l’Etat doivent être étroitement coordonnées par un ministre, primus inter pares, doté des pouvoirs nécessaires.
- Ce gouvernement pourra donner un nouveau souffle à la politique de sécurité, en responsabilisant le ministre de l’Intérieur, maintenant légitime. Certains atermoiements sécuritaires coupables, et des interventions, disproportionnées parfois, ont pour conséquence de renforcer la méfiance déjà extrêmement forte des citoyens devant une police qui devait les protéger mais qui, trop longtemps, a été leur ennemie.
- Une nouvelle légitimité pourra enfin permettre au Premier ministre de mener la politique gouvernementale de manière plus assurée et plus dynamique. Expliquer et communiquer mieux et plus souvent. Il est atterrant de constater l’amateurisme de la communication de ce gouvernement. Pas de ligne directrice, pas de stratégie, pas de «messaging» effectif. Il est temps que les ministres comprennent que la communication est un moyen de gouvernement. C’est un atout entre les mains de ceux qui gèrent les affaires du pays. Les citoyens on le droit à l’information. Le gouvernement gagnerait à occuper de manière plus constante ce terrain. Expliquer ce qui est fait et tracer la route, montrer la voie. Parfois, le silence est assourdissant. Il est surtout dangereux, parce qu’en ces temps d’incertitude, ceux qui parlent le plus fort sont souvent ceux que l’on entend. Et ils ne sont pas toujours ceux que l’on souhaite entendre.
La responsabilité de Béji Caïd Essebsi
Après son discours du 18 juillet, il est plus impératif encore de donner au Premier ministre le pouvoir de dépasser les remises en doute et à ce gouvernement celui de poursuivre sa mission. N’en déplaise à M. Caid Essebsi, sa responsabilité est, s’il le lui est demandé, de gérer la transition jusqu’aux élections législatives et présidentielles. Il ne saurait y avoir de vide institutionnel et politique. Ce serait le gouffre.
Pourra-t-il y avoir consensus autour de cette option de laisser le temps nécessaire à la Constituante de faire le travail pour lequel elle sera élue? Donner au gouvernement le mandat et la légitimité qui lui permettront de gérer au mieux les affaires du pays? Pourrons-nous faire preuve de maturité, être réalistes, regarder dans les yeux la situation du pays aujourd’hui et décider qu’il y a en effet péril en la demeure et qu’il faut agir vite?
Les hommes politiques tunisiens, ceux qui, aujourd’hui, débattent de l’avenir du pays, se grandiraient s’ils privilégiaient l’intérêt supérieur de la nation, sa stabilité et sa sécurité, à leurs ambitions personnelles immédiates. Ils se poseraient en hommes d’Etat s’ils proposaient de donner plus de temps à ce gouvernement, plus de temps à cette Constituante et une opportunité d’instiller plus de sérénité dans la vie politique effervescente tunisienne. Ils prendraient ainsi un rendez-vous avec l’histoire. Non pas la leur, car elle est insignifiante. Mais celle de leur patrie.
«Etre réaliste, c’est préférer une reforme modeste qui en permet une autre, a un miracle impossible» (Habib Bourguiba).
* Country Director, Timor-Leste, Papua New Guinea & The Pacific Islands.