Quand l’ancien premier ministre Ghannouchi a été acculé à la démission, d’aucuns ont estimé la désignation de Béji Caïd Essebsi opportune, et son langage diplomatique mielleux doublé de la supposition que son âge avancé le mettrait l’abri de l’ambition de s’incruster au pouvoir ont joué en sa faveur.
Jouant à l’équilibriste, tantôt il caresse l’opinion dans le sens du poil en assumant le fait qu’il n’est pas légitime et qu’il est de passage, tantôt il bombe le torse avec autoritarisme pour affirmer qu’il ne compte partager le pouvoir avec personne, y compris la Haute Instance Ben Achour (il faut qu’il intègre une fois pour toutes qu’avoir servi sous Bourguiba n’autorise pas à jouer à Bourguiba!)
Le mépris des journalistes
A plusieurs occasions, il a montré un mépris caractérisé des médias dont la plus significative est la dernière en date quand il a invectivé d’une façon on ne peut plus impolie, choquante et honteuse, la jeune journaliste de la chaîne nationale qu’il croyait ridiculiser par un refus cavalier de lui répondre en s’enquérant au passage de son âge!
Loin de moi l’idée de défendre les médias officiels qui ont agi aux ordres et dont la médiocrité du rendu a atteint des sommets sous Ben Ali, mais force est de constater que l’attitude de M. Caïd Essebsi ne constitue pas la meilleure façon d’encourager l’émancipation de jeunes journalistes qui font des tentatives légitimes d’autoformation. Sur le plan sémantique, si réellement on souhaite la liberté de la presse, on ne devrait pas parler de presse «officielle», mais de presse «publique», à moins que les réminiscences du passé fassent qu’on ne conçoive pas un média public sans qu’il soit aux ordres pour répercuter le discours officiel.
D’ailleurs, ceci expliquant cela, on observe depuis un certain temps une cabale (des représentants de la communication du Premier ministère et de ceux du ministère de l’Intérieur) qui nous rappelle des pratiques éculées, contre les organes de presse et particulièrement les médias publics désignés par le terme biaisé d’officiels qui auraient l’indélicatesse voire le culot de se permettre enfin des velléités d’indépendance et une relative objectivité dans le traitement de l’information surtout quand ils mettent en exergue les dépassements des autorités.
L’attitude honteuse du Premier ministre est perçue comme une carte blanche et un signe d’encouragement au tabassage policier en règle des représentants de la presse, suivi par une récurrente comédie de mea culpa.
Le caractère hautain, méprisant, du M. Caïd Essebsi, imbu de lui-même, à l’adresse de tout un chacun, notamment les représentants des médias, n’est guère surprenant quand on sait l’égo démesuré qui l’habite et la «très haute idée» qu’il se fait de sa personne qui transparaissent à la lecture du pavé de cinq cents pages, faussement dédié à Bourguiba et où – il ne faut pas sortir de la Sorbonne pour le déchiffrer – il ne parle à 90% que de sa personne érigée en héros central.
Il faut que ce monsieur sache que ses traits d’esprit, son sourire narquois, son cynisme et l’émaillage de ses interventions par des citations extraites de sa culture livresque ne sont pas du goût de tout le monde.
Ledit Premier ministre devrait bénir nuit et jour la révolution du 14 Janvier de lui avoir donné l’occasion inespérée de sortir des oubliettes au crépuscule de sa vie pour faire œuvre utile, dit-il, et – si on veut bien le croire par altruisme et amour de la patrie-afin d’essayer de rentrer dans l’histoire, mais vu le cours des choses, il risque de n’en franchir que le seuil de l’antichambre!
La légitimité de Kasbah3
Si on devait s’en tenir au rendement économique de la répression, la police qui a fait montre d’ardeur répressive lors de Kasbah 3 (dont on peut débattre du calendrier, du lieu et de l’objet) pour protéger la quiétude de BCE (qui travaille à la place du Gouvernement) et des commerçants tunisois environnants comme l’a écrit quelqu’un dimanche dans ‘‘La Presse’’, aurait été inspirée de montrer la même vigilance quand la Compagnie de phosphate de Gafsa (Cpg), dont le PDG se permet 15 jours de congé dans une situation critique, a été paralysée et empêchée de produire et d’exporter par des sit-in sur les rails bloquant abusivement les trains chargés de phosphates.
Je rappellerai à Hmida Ben Romdhane qui a, dans ‘‘La presse’’ de ce dimanche, estimé «réprimable» le sit-in de Kabah 3, que ni Kasbah 1 ni Kasbah 2 n’avaient d’autorisation et que sans ces deux sit-in nous serions encore sous un gouvernent Ghannouchi – Rcd bis et qu’il n’aurait pas eu lui-même la liberté d’écrire son propre article !
Je rappellerai aussi à ce monsieur qui a écrit que «la réaction du ministère de l’Intérieur aurait été la même dans n’importe quel pays démocratique…» que, jusqu’à nouvel ordre, la Tunisie n’en est pas un, qu’on est en plein droit de dénoncer les déviances qui concourent à en empêcher l’avènement et qu’un discernement doit être observé entre des salafistes irresponsables et rétrogrades et des journalistes identifiés comme tels dans l’exercice de leur mission.
En Egypte, les sit-inneurs de la place Tahrir n’ont pas demandé que je sache l’autorisation à manifester de nouveau et viennent de faire plier le puissant appareil militaire pour obtenir le limogeage d’une vingtaine de ministres!
La contre-révolution et le désenchantement du peuple
Personne ne doute que l’effondrement d’un système pourri a engendré d’énormes problèmes qui appellent des mesures et des efforts titanesques qui mettront des années à être résolus, le gouvernement provisoire n’étant comptable que de leur balisage sans se détourner de sa vocation fondamentale de préparer l’environnement pour les premières élections libres du 23 octobre.
L’échec de Kasbah 3 ne devrait pas conforter certains dans la justesse de leur diagnostic ou de leur démarche nonobstant le petit nombre de sit-inneurs, car le bien-fondé des revendications essentielles est établi quant à la latence des mesures attendues par l’immense majorité de la population, qui se rend compte à juste titre qu’on la mène en barque et qui assiste impuissante – jusqu’ à ce qu’un autre soulèvement se reproduise – à la récupération de la révolution par la collusion des opportunistes de tout bord (mafias, profiteurs véreux, faux repentis, partis, etc. ) – caïmans affamés dans un marigot, la pauvre Tunisie tel un gnou terrassé par un guépard, se trouvant être la proie des hyènes qui s’en partagent les lambeaux.
Certes le tandem Mebazza-Caïd Essebsi – dont on peut ne pas douter de la bonne foi – doit certainement subir des pressions et un chantage des sbires de l’appareil de l’«ancien» régime (si tant est qu’on puisse parler d’ancien!), mais pouvons-nous accorder un crédit quelconque aux intentions d’un ministre de l’Intérieur qui a fait ses armes du temps de Ben Ali et peut-on sérieusement croire à la mission de réforme de l’Intérieur d’un Ministre délégué à la réforme qui lui est rattaché, sous le seul prétexte qu’il est originaire de Gafsa?
Cependant, le Premier ministre et le président provisoires dans leurs tours d’Ivoire de Carthage et de la Kasbah – hormis le déplacement du Premier ministre à l’étranger entre personnes de bonne compagnie – seraient inspirés de faire un symbolique déplacement dans les régions de la Tunisie profonde pour qu’ils se rendent compte du niveau de crédibilité que les populations des régions leur accordent.
Toutes les raisons du monde ne peuvent expliquer les atermoiements et tergiversations quant à la lenteur de la justice, au patinage sur nombre de dossiers (dont ceux avérés avec des responsabilités établies dans le système bancaire et dans le secteur des télécoms, pour ne citer que ces deux secteurs) quand le pays est en plein marasme économique.
Les derniers évènements sporadiques qui mettent en péril l’indispensable quiétude seyant à l’organisation des premières élections libres sont imputables à ceux qui ont le plus d’intérêt à l’avènement du désordre, la collusion des forces du mal: ex-Rcd-Ennahdha adoubés par la mansuétude d’un gouvernement provisoire autiste, qui ne veut pas voir et qui dans certains cas ne veut pas parler.
Dans son dernier speech, M. Caïd Essebsi, qui ne s’est pas gêné de désigner nommément les médias officiels, n’a pas eu le courage de nommer les parties prenantes des derniers troubles qu’il dit connaître (qu’il les dénonce nommément si réellement l’adhésion de la société civile et des partis est souhaitée!) et qui sont à l’origine de violences inexcusables notamment à l’égard des agents de l’Etat et des biens publics.
Il faut rappeler que jusqu’à nos jours, le gouvernement provisoire n’a pas encore assez communiqué sur l’aboutissement et la responsabilité exacte des auteurs des dizaines de troubles et actes de violence qui ont émaillé la vie des régions du pays et qu’il a recouru à un discours opaque sur «les atrafs khafia ma waraa hadhihi el ahdath» (littéralement : des parties cachée sont derrière ces événements), les véritables fauteurs de trouble étant absous de poursuite.
C’est cette opacité, le manque de transparence, de vision et de perspectives qui expliquent entre autres le ressentiment d’une jeunesse notamment à l’intérieur des régions défavorisées (réceptive à la manipulation à d’étroits desseins politiciens) à qui on promet depuis six mois la fin de la précarité et du chômage. Statues Dogon du Mali représentant deux personnages l’un qui ne parle pas et l’autre qui ne voit pas!
* Ingénieur informaticien-chef d’entreprise.
Source : Blog Abderrazak Lejri.