Hatem est mon beau-frère, frère en beauté et dans l’amitié.
La principale idée qui une revient et s’impose en pensant à Hatem: c’est un «homo dignitas», dignité qu’il a incarnée sa vie durant. «Grande individualité», il a des qualités spécifiques dont on retient, notamment, la générosité-désintéressement, l’amitié, l’indépendance et la hardiesse; qualités indissociables, qui lui confèrent de la considération.
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Hatem est bien nommé. Il réfère à Hatem at Taï, le type le plus achevé du chevalier dont la vertu de générosité et d’hospitalité est proverbiale. De cette figure, on retient plus que la libéralité, le désintéressement. Par son dévouement en toute circonstance, sa disposition à aider, Hatem Zghal est le type qui représente la vraie bonté, la noblesse et la grandeur d’âme.
C’est celui qui ne donne pas pour prendre, n’oblige pas le bénéficiaire à rendre, car son dévouement ne relève pas de l’échange, ce rapport social banal; c’est un acte fait de bonne grâce. En ce sens, sa prodigalité est de la bonté vraie. La condition préalable à cela c’est la richesse de la personnalité. Mais sa discrétion nous intime l’ordre de ne pas en parler concrètement. D’ailleurs, il ne veut pas de louange ; le déballage de vertus le répugne, cela l’indispose plus que ne le flatte.
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L’amitié qu’il nourrit dans un rapport privilégié avec les siens, dans les relations sociales, politiques ou professionnelles, est essentielle. Est restée gravée dans ma mémoire le jugement qu’il a porté sur sa relation avec une personne particulière. Il s’agit de la réponse à une question importante que je lui ai posée: Qu’est ce qui t’a amené à être partie prenante du Groupe Perspectives en t’organisant politiquement? Sa réponse est claire: «C’est, dit-il, mon amitié avec Ahmed Ben Othman», ce militant sincère d’une force et d’un dévouement exemplaires. Je retiens par là que c’est l’amitié qui prime, plus que toute idéologie.
Avec une exigence, c’est l’ami que Hatem cherche. Le sentiment de l’amitié dans la Grèce antique, comme il doit le savoir, est le sentiment suprême, sacré, apparenté à la fierté. Les Grecs n’ont-ils pas désigné les parents par un terme qui est le superlatif du mot ami. Il a en équivalent, en arabe, le mot qarib, littéralement proche, qui peut être à la fois parent et ami.
Permettez-moi de citer un aphorisme du ‘‘Gai savoir’’ ayant pour titre : «La bonne amitié»: «L’amitié naît lorsqu’on tient l’autre en grande estime, plus grande que l’estime que l’on a de soi, lorsque, de plus, on l’aime, mais moins que soi-même, enfin lorsque pour faciliter les relations, on s’entend à ajouter une teinture d’intimité, tout en se gardant sagement de l’intimité véritable et de la confusion du moi et du toi» (1). Les meilleurs amis de Hatem le reconnaitront dans ce type de relation humaine. Il en est parmi ses parents qui sont considérés comme les meilleurs amis. D’ailleurs, comme l’écrit l’auteur cité à l’instant: «Le bon mariage repose sur le talent de l’amitié» (2). J’ajoute que quels que soient les deux partenaires, la fusion de l’un dans l’autre est le vice même de l’amitié.
Cette relation, apparentée à la fierté, est difficile et exige un équilibre à maintenir entre la proximité et la distance, l’intimité et la réserve, voire l’accord et le désaccord. Entre deux amis et en chacun d’eux, les sentiments sont divers, les opinions sont partagées, semblables mais peuvent être comprises différemment. Il y a d’ailleurs une part d’illusion sur laquelle on se tient pour rester amis. Pouvant être tendue, mais dans la vraie amitié il n’y a pas d’envie. D’ailleurs, en vérité, en ayant des amis ou même des ennemis la chose est toute relative parce qu’il n’y a pas d’absolu. C’est en cela que Hatem n’est pas idéaliste.
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Hatem Zghal est un homme politique, diriez-vous ? Oui, mais il est, comme l’écrit le philosophe, «inapte à être un homme de parti» (2). Sa pensée libre est incontrôlable, intelligente et débordante. Pour le qualifier en un mot je dis, tout de go, que c’est un réfractaire.
Dès sa prime jeunesse, il a dit spontanément non à l’injustice. Sa résistance a été la mesure de la liberté. Bravant le risque, qu’il aime bien, il a été, à des moments curiaux un esprit fort devant le tyran.
Depuis que je l’ai connu, en étant alors étudiant, il manifeste à l’égard du pouvoir et de toute autorité politique une grande méfiance, une méfiance de principe. Il le suspecte, s’en méfie et se tient à distance, étant porté d’une manière instinctive par l’indépendance. Sous cet angle, son attitude me rappelle celle des fiers bédouins nomades du désert qui répugnent le pouvoir de l’Etat soumettant les villes et les cités oasiennes, où bien que l’eau, source de vie, y est abondante, ils refusent de s’y fixer. Un ancêtre de la tribu des Merazgues dit à ce propos: «Je tiens mes fils éloignés des terres humides / où l’homme est sous l’affront /plutôt leur honneur sauf, ventres à moitié vide / et non ventres repus au prix d’humiliation».
La noblesse aristocratique est partout la même. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’auteur du ‘‘Gai savoir’’ dit la même chose de l’esprit porté à l’indépendance qui, écrit-il, «préfère vivre libre avec une maigre pitance que dépendant et le ventre plein» (3).
L’orgueil est chez Hatem une seconde nature, il lui est nécessaire pour garder son indépendance. On connaît chez lui une façon de vivre absolument personnelle. La simplicité en est le signe du goût le plus élevé. Cette libre individualité, douée d’une hardiesse, préfère un état social précaire que de s’allier à un groupement social procurant une facilité en étant en conformité avec l’opinion courante. Il est non conformiste sans pour autant s’opposer aux autres. Il ne se définit pas négativement, contre l’autre.
Nature forte, il est à l’écoute. Il est compréhensif, conciliant mais aucunement complaisant. Sans ménagement, sa critique est acerbe. Sa pensée est claire, tranchante. Il est «bon et méchant». Pour écarter toute méprise.
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Dernièrement, à la faveur de ce qui est appelé conventionnellement la « révolution », Hatem s’est revigoré. Il a renoué avec les anciens camarades, s’est allié avec ceux qui sont engagés dans l’action, se donnant corps et âme. Je ne suis associé à lui et nous échangeons dans un débat continu, en aparté, les avis sur les questions du jour. En me rapportant ses impressions, il manifeste souvent, dans l’intimité, sa hargne. Je l’entend encore pester contre la bêtise, la vulgarité et la vanité de certains de ses co-équipiers d’un côté, tout en disant tout le bien, l’estime et l’amour de ceux dont l’engagement est sincère, de l’autre. En sachant, comme lui, qu’il est fait feu de tout bois (le bois dur sec, le bois humide, voire pourri) je l’apostrophe d’une manière provoquant à propos de ceux contre lesquels il rouspète, et je lui dis: «Hatem, tu es naïf, mais tu connais bien ceux-là». Il rétorque fermement: «Oui, je suis naïf, si je ne suis pas naïf, je n’aurai pas entrepris cette action militante». J’ai réfléchi à ses dires et j’ai compris ce que Nietzsche appelle «l’aristocratie naïve» soit, «cette façon instinctive d’agir et de juger» (4). Il faut entendre par là le don de former des idées neuves dont la naïveté ne soit pas une réflexion. Il est nécessaire comme l’écrit René Char «d’agir en primitif» (5).
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J’ai perdu un ami, je le pleure et je ris de moi-même parce que je me rends compte que c’est moi-même que je pleure. Car il m’était utile, il me comprend. De ma part, c’est égoïste, oui, c’est humain trop humain.
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Sa mort est douloureuse pour nous tous, qui l’ont connu, mais elle est digne pour lui. Il est parti élégamment sur la pointe des pieds. Il nous a quitté, comme en abandon, un jeudi 17 juin, le même jour et le même mois que sa mère, décédée il y a une vingtaine d’années. La mort est associée à la femme en l’occurrence la mère, comme la naissance par laquelle le cycle de la vie recommence éternellement.
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Heureux qui comme Hatem a vécu noblement, mourant dans la dignité.
Notes:
1 - F. Nietzsche, ‘‘Le gai savoir’’, paragraphe 241.
2 - Ibid, paragraphe 579.
3 - Ibid, parag.410.
4 - F. Nietzsche, ‘‘La volonté de puissance’’, édit .Gallimard, 1995, T2, p.398.
5 - René Char, ‘‘Fureur et mystère’’, édit. Gallimard, 2010, p. 102.
* Professeur de philosophie à l’université tunisienne, Hatem Zghal a fait la prison, à 20 ans, avec ses camarades du groupe Perspectives Tunisiennes. Au lendemain de la révolution, il a fondé l’Initiative citoyenne, son dernier acte politique.