Salah Kedidi écrit – En Tunisie, les jeunes ayant provoqué la révolution sont  ceux-là même qui, aujourd’hui, la maudissent. La révolution n’a pas encore eu lieu dans les esprits.


Il est presque midi, je me trouve au centre ville de  Hammamet quand  j’entends soudain : «Yelâân Hathaoura! Yelâân Bou Althaoura! Yelâân Illi Kaan Sbab Fiha!» (Maudite soit cette révolution! Maudit soit le père de la révolution! Maudit soit celui qui a été à l’origine!) Ainsi a crié ce matin un jeune, la vingtaine bien révolue, coiffé d’une casquette et vêtu d’un tee-shirt et d’un short, sur le trottoir en face du fort.
J’ai regardé autour de mois pendant plus d’une minute, personne n’a bronché. Quelques passants regardent le jeune avec indifférence. On est obligé de croire que tout le monde ici présent approuve ces expressions injurieuses adressées à la révolution.
Voilà, en Tunisie, les jeunes ont provoqué la révolution et aujourd’hui c’est un jeune qui la maudit. Je ne pense pas que ce jeune soit un ancien Rcdiste, un allié de Ben Ali ou un proche des Trabelsi. Pourquoi alors agit-il ainsi?

 

Manques à gagner et pertes sèches
Avant-hier, un marchand d’articles «souvenirs tunisiens» de la Médina de Yasmine Hammamet me dit, la mine triste et le ton amer, en faisant allusion à la révolution: «Nous l’avons faite et nous nous y sommes bien enlisés. Je ne crois pas que cela va s’améliorer d’ici peu. Nous ouvrons nos boutiques du matin au soir pour rien». Ils sont des dizaines qui pensent la même chose. Comme lui, ils possèdent des commerces liés au tourisme, comme lui ils passent une saison estivale fade sinon amère.
Le secteur touristique est sinistré et ceux qui en dépendent souffrent car le mal les ronge jusqu’à la moelle des os. Manques à gagner et pertes sèches. Plusieurs le pensent et quelqu’un l’a crié en pleine rue et à haute voix: « Maudite soit la révolution!», alors qu’on devrait se congratuler d’avoir recouvert notre dignité et notre liberté.
Nous avons fait fuir les touristes (qui, semble-t-il, étaient curieux et prêts à venir en masse visiter ce pays devenu célèbre grâce à sa révolte populaire remarquable) par le climat d’insécurité créé par les casseurs, les pillards, les coupe-jarrets et autres actes de banditismes. Ces fauteurs de troubles sont-ils conscients des torts causés à l’économie du pays et, par voie de conséquence, à tous les citoyens? S’ils ne le sont pas c’est qu’ils n’ont ni l’éducation ni la culture nécessaires et suffisantes pour. Et pourtant!

La perte du sens des valeurs
Personne n’ose nier l’engagement de Bourguiba dans la lutte contre l’ignorance et le sous-développement mental. La tentative a-t-elle atteint son but? En partie seulement, je dirai. Si l’alphabétisation a bien réussi, l’éducation n’aura  pas atteint, jusqu’à présent, les normes reconnues par le monde développé. Il est vrai que le pays dispose actuellement de techniciens de haut niveau dans plusieurs domaines, mais cette élite est-elle suffisante pour faire émerger le pays, et le porter à des degrés élevés?
Durant le régime Ben Ali, le peuple a été plongé dans une telle opacité culturelle et éducationnelle au point qu’une bonne proportion ignore, entre autres, l’histoire de son propre pays. Pendant vingt ans, le Tunisien a perdu le sens du civisme, de la morale et surtout celui des valeurs. L’éthique et la déontologie ont perdu leur signification. Plusieurs  se sont convaincus que pour réussir dans la vie, on prend exemple sur le style et les méthodes adoptés par le gouvernant et ses proches: la manipulation, la corruption, le vol et, pourquoi pas, le crime ?
Une de mes connaissances qui s’inquiète de ce que vit le pays depuis le mois de janvier me lance: «J’ai peur de regretter le départ de Ben Ali». Ma réaction a été explosive: «Non, non et non! Surtout pas ça!». Plus question d’être gouverné par un brigand, un mafieux, un corrompu et un inculte réunis dans un seul être.
Les années Ben Ali ont favorisé le développement de l’inculture, la paralysie de la pensée et le gel de l’intelligence. Les interdits se sont multipliés et parmi eux ceux de la réflexion, de l’esprit critique de l’analyse et de la créativité. Ce qui normalement doit être interdit est devenu toléré, ce qui normalement doit être toléré est devenu droit et le droit a été bafoué.
Il y a une semaine, un commerçant désignant l’anarchie qui existe dans certaines de nos contrées: luttes tribales, manque de civisme, indiscipline et autres agissements amoraux que l’on observe chez une bonne partie de nos concitoyens, théorise: «Nous autres Arabes, nous ne comprenons que le langage du bâton. Nous ne sommes pas faits pour la démocratie. Nous avons fait bouder les investisseurs par les sit-in, les grèves, les revendications sociales et salariales et les actes de vandalisme».

La symphonie «inachevée» de Bourguiba
Le manque d’éducation, l’absence de culture, additionnés d’oisiveté créée par le chômage génèrent les mauvaises idées. Quelqu’un a dit un jour que «l’oisiveté est la mère de tous les vices».
Désabusée, frustrée et humiliée, la jeunesse se révolte et prend goût à sa révolte qui semble lui réussir. Elle se rend compte qu’elle n’a plus peur, au point de confondre liberté d’expression avec arrogance, courage avec violence et droit avec impunité. Et voilà que pour une rumeur, une simple vraie ou fausse nouvelle ou une contrariété, on manifeste par solidarité aveugle, on détruit, on casse et on incendie en prenant pour cibles les symboles de l’Etat, pensant qu’ils appartiennent au gouvernant. Grave confusion et manque de discernement. Inculture oblige! Le comble a été de voir des ouvriers saccager et aussi incendier l’établissement qui les emploie pour se retrouver sans travail et sans revenu.
La dernière trouvaille a été de mettre le feu à la forêt d’Oued el Ksab (200 hectares incendiés). Si les catastrophes écologiques ne viennent pas seules, nous les provoquerons.
Les démons du tribalisme et du régionalisme se réveillent. On oublie qu’on est Tunisien pour se rappeler qu’on est de tel ou tel groupe, ensemble ou sous-ethnie. Le voisin d’en face devient l’adversaire et celui d’à côté l’ennemi juré. Les régions adjacentes se repoussent comme deux pôles de même nature d’un aimant.
On rapporte que les fauteurs de troubles ont été manipulés par les Rcdistes et les supporters du régime de Ben Ali. Ceci implique que les manipulateurs ont trouvé le terreau et le terrain adéquat pour instaurer la violence et semer la pagaille pendant des semaines. Et ils continuent à le faire.  
L’œuvre entamée par Bourguiba pour bien éduquer le peuple tunisien est restée inaccomplie, comme la symphonie «inachevée» de Franz Schubert. Et si le mystère reste complet sur l’inachèvement de l’œuvre de Schubert, celle de Bourguiba a été «achevée» par Ben Ali, mais à la manière de celui-ci, manière du boucher avec sa bête. À quoi peut-on s’attendre d’un inculte qui utilise une fausse bibliothèque simplement comme une cachette pour dissimuler de grosses sommes d’argent dont l’origine est douteuse. A-t-il jamais lu un livre digne de ce nom sa vie durant?
Le régime déchu est-il le seul responsable de nos malaises?
Si la réponse est oui, cela veut dire que les administrateurs, les enseignants ainsi que les parents et grand parents, sexagénaires et septuagénaires que nous sommes, sommes aussi responsables de la propagation de ces tares. Pourtant notre éducation a commencé depuis les années cinquante, bien avant même, et a continué avant l’arrivée de Ben Ali au pouvoir. Nous le sommes à mon avis parce que nous avons vu et vécu les dérives sans rien faire pour les corriger. Notre laisser-faire dans tous les domaines, notre comportement de «ça ne me regarde pas», notre résignation et notre façon d’occulter les incivilités dans la rue, sur les routes et même dans les bureaux et dans les magasins ont beaucoup aidé au développement de nos maux.

Elargir les esprits obtus
Dans son livre ‘‘Le Défi Mondial’’ publié en 1981,  J. J. Servan-Scheiber défend la thèse de «l’économie de la ressource humaine». Il rapporte qu’à la suite du boom pétrolier des années soixante-dix, un consultant allemand, invité en Arabie Saoudite par Zaki Yamani, ministre du Pétrole de l’époque, pour visiter le pays et donner des recommandations sur les secteurs qu’il faut développer, commence son rapport par trois mots : «Education, education and education ». Bénie soit l’éducation ! La bonne, bien entendu.
Aujourd’hui, il est impératif aux futurs dirigeants de trouver les moyens nécessaires et les solutions adéquates pour soigner les esprits malades, élargir les esprits obtus et faire des générations à venir des esprits d’ouverture. Les efforts ont besoin d’aller dans ce sens pour toutes les tendances politiques ainsi que pour les associations et les organisations. Des éducateurs compétents sont appelés à être présents dans cette bataille. Il y va de l’avenir du pays. Cela demandera du temps, beaucoup de temps même. Seulement nous donnera-t-on l’occasion de le réaliser?

* Retraité de Fao.