Abderrazak Lejri* écrit – Perception des Sub-sahariens de la révolution du jasmin: les Tunisiens seraient-ils tombés sur la tête pour «faire le désordre» dans un si beau pays?


La révolution tunisienne n’est pas bien perçue dans les pays d’Afrique subsaharienne (instances, gouvernants et population confondus) et est assimilée à une grande catastrophe.

La Tunisie, un modèle pour l’Afrique subsaharienne
A l’occasion de mes derniers déplacements sur site ou lors des réceptions de délégations du Cameroun, du Congo-Brazza, ou du Sénégal, mes vis-à-vis ont marqué leur étonnement et leur déception de voir un pays qu’ils prenaient en exemple, sombrer dans le chaos alors qu’il semblait être en Afrique le mieux loti après l’Afrique du Sud.
Nombre de pays subsahariens encensaient le modèle tunisien pour les fondamentaux qui manquent cruellement chez eux dont:
- une infrastructure de communication digne de certains pays développés (autoroutes, échangeurs) avec des routes «macadamisées» ;
- une continuité de dispense de l’énergie électrique et de l’eau sans délestage;
- un tissu urbain assurant prétendument un logement en propriété à 85 % de la population, la Banque de l’Habitat ayant été sollicitée pour aider à la création d’entités similaires dans beaucoup de pays (dont la BCH au Congo où Imed Trabelsi, le gendre de Ben Ali, est actionnaire!) ;
- le Fonds de solidarité nationale (le fameux compte 26-26, qui s’est révélé être une caisse noire gigantesque à la disposition de la régente alimenté sous la contrainte par des millions de contributeurs) avec son corollaire la Banque tunisienne de solidarité qui a fait des émules dans d’autres pays ;
- un parc de moyens de transport relativement neuf ; etc.
Tous ces «facteurs de réussite» mis en exergue sous la houlette et la propagande de l’Atce étaient un fond de commerce dont l’ancien régime usait et abusait en amplifiant la fausse image de paix sociale, de sérénité et de bonne gouvernance étayée par une batterie d’indicateurs économiques rendus positifs grâce à des statistiques maquillées à souhait tout en occultant les travers et insuffisances du système.
Nous savons que les tyrans et dictateurs ont une propension à favoriser l’infrastructure (la pierre éternelle contre l’amnésie), les grands travaux baptisés projets présidentiels à la Ceausescu et par populisme les moyens de transport individuels et le consumérisme pour aliéner la classe moyenne.
Les Subsahariens marquent leur vif étonnement sur les raisons (mineures à leur point de vue) qui auraient favorisé l’avènement de la révolution tunisienne dont le manque de liberté (notamment de la presse), la corruption (qui est institutionnalisée en système dans leurs pays) et les amendements successifs de la constitution quant au nombre de mandats (qui serait une invention occidentale) dans des pays où le sage règne jusqu’à sa mort par le privilège coutumier de la naissance et le grand âge.
D’aucuns, y compris des Congolais et des Gabonais, trouvent exagéré qu’on puisse reprocher à Ben Ali et à sa famille de posséder des biens à l’étranger, eux dont les simples cadres supérieurs possèdent des pieds à terre à Paris ou ailleurs.
Je fais l’impasse sur la réaction (ou absence de réaction) des instances africaines dont l’Union africaine pour qui la révolution tunisienne est le cas typique de l’exemple à ne pas suivre.

La perception au Cameroun et au Gabon
Pour certains responsables du Cameroun et une bonne frange de sa population, les Tunisiens sont tombés sur la tête en bousillant un pays modèle où tout marchait mieux qu’ailleurs.
En effet, certains responsables, lorsqu’ils venaient en Tunisie, se limitaient à des séjours dans des hôtels de première classe, dînaient en banlieue nord et empruntaient la «belle autoroute d’Hammamet» pour des prestations de thalassothérapie sans incursion dans l’intérieur du pays.
Tout se passe comme si on jugeait l’état de l’infrastructure de Libreville à l’aune du Boulevard de front de mer qui est croisé par des pistes de latérite impraticables où l’on s’embourbe dès qu’on s’en écarte.
Ils affirment que le fait de dénoncer les délestages en matière d’énergie ou une infrastructure défaillante dans une presse libre (en tout cas plus libre que les médias tunisiens d’avant le 14 Janvier) n’a guère apporté de solution.
En fait, la presse camerounaise constituée d’une vingtaine de quotidiens et hebdomadaires de 12 à 15 feuillets de format A3 a une singulière conception de la liberté s’apparentant davantage à la presse de caniveau ou à des brûlots à scandales: elle relate des faits divers véridiques ou supposés, banditisme, malversations, qui peuvent être démentis par leurs propres auteurs pour 100.000 Fcfa (280 dinars tunisiens).
Et si le Gabon a connu une succession dynastique favorisant l’élection d’Ali Bongo à la présidence de la république, les Camerounais se préparent allègrement à ce que Paul Biya rempile pour un autre mandat à la fin de cette année, malgré des dizaines d’années au pouvoir mise à part quelques gesticulations, cela ne semble pas inquiéter grand monde!

La perception au Sénégal
Certains hauts responsables du Sénégal à qui il a été donné de séjourner essentiellement à Tunis, ont exprimé leurs regrets pour la désolation qui caractérise la capitale après le 14 Janvier avec ses hordes de gueux et mendiants à chaque carrefour (faisant peut-être l’intérim des agents d’une police défaillante qui tournent le dos à la circulation et sortant d’on ne sait d’où) ses rues sales et encombrées de détritus, ses colporteurs, ses vendeurs ambulants de bric-à-brac chinois et ses étals anarchiques encombrant les trottoirs des belles avenues de Tunis à l’instar des autres capitales subsahariennes dont Dakar.
Les Sénégalais affirment à juste titre que bien qu’ils aient été les premiers à tâter de la démocratie, ils n’en subissent pas moins une situation navrante où un potentat de plus de 80 ans (pourtant issu d’une longue lutte dans l’opposition) s’accroche au pouvoir et tente une succession dynastique en faveur de son fils Karim Wade.
Ce pays n’arrive pas, 50 ans après, à satisfaire les besoins basiques s’avérant incapable de juguler les récurrentes coupures d’électricité et d’eau et à nourrir ses enfants.
Les Sénégalais estiment que Ben Ali, malgré ses travers, aurait permis à la Tunisie de traverser toute la période de la révolution – malgré l’instabilité de la situation provisoire ou aucun n’est légitime jusqu’à nos jours sans interruption d’énergie.
Il est utile de rappeler à nos frères sénégalais que si le pays tient pour l’essentiel c’est grâce à ses fondamentaux, à savoir ses cadres et ingénieurs et que par rapprochement par rapport aux pays subsahariens ni même à l’Algérie, la Tunisie existait déjà comme nation durant des siècles voire des millénaires et n’a pas attendu Ben Ali pour qu’un Etat moderne et viable soit instauré.

La «nation tunisienne» a préexisté à la colonisation
La Tunisie peut à la rigueur avoir en commun avec les pays subsahariens ce que nomment Benjamin Stora et Edwy Plenel, dans leur ouvrage ‘‘Le 89 Arabe, dialogue d’un historien et d’un journaliste’’, appellent «la confiscation des indépendances» après l’occupation coloniale européenne par des patriotes et des moins patriotes qui se sont mués en potentats sanguinaires et corrompus instaurant le parti unique et confisquant toutes les libertés sous le fallacieux prétexte que la construction d’un nouvel Etat ne peut souffrir de palabres et de divergences. Elle s’en différencie cependant pour ce qu’ils appellent «la période de glaciation pré coloniale» car bien avant l’occupation française en 1881 et durant l’occupation ottomane, des réformes et un mouvement d’idées ont toujours été vivaces au sein d’un Etat structuré par une administration relativement efficiente.
Le grand réformateur Khair-Eddine Pacha, bien avant le protectorat, avait déjà fondé des bibliothèques, des collèges, une administration performante et avait déjà mis en place des mécanismes de lutte anti-corruption et de réduction du train de vie de l’Etat!
Contrairement à bon nombre de pays africains dont beaucoup ont vu leurs frontières tracées à coup de cutter lors de la Conférence de Berlin, la Tunisie est depuis des millénaires une nation bâtie presque dans les mêmes frontières.
Et s’il y a un regret et une honte qui peuvent étreindre les Tunisiens, c’est qu’un voyou doublé d’un ignare veule et cupide – qui ne méritait pas son peuple et son héritage – les ait gouvernés si longtemps !

Source : Blog de Abderrazak Lejri.