Le régime du 7 Novembre a donné au secteur privé une signification toute particulière. Celle de l’affairisme, de la débrouille et de l’institutionnalisation de la corruption. Nous voyions se constituer ex-nihilo, devant nos yeux des fortunes immenses. Des personnes sorties tout droit du caniveau se sont retrouvées par on ne sait quelle grâce divine en situation d’infléchir les choix économiques et sociaux d’un pays de dix millions d’habitant et dont l’économie pesait cent milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat (Pib calcule en 2010).
Alliances forcées avec un pouvoir mafieux
Nous découvrions des politiques gouvernementales taillées sur mesure et mises au service d’une famille inculte et de ses alliés, et étions témoins d’un secteur privé qui, pour survivre, a dû contracter des alliances forcées avec les détenteurs du pouvoir mafieux. Nous étions tombés très bas. Pensez: un président de la république qui se transformait en dispatcheur de marchés publics et en distributeur de prébendes.
Si cela pouvait rassurer, ce scenario n’est pas propre à la Tunisie. En Egypte, la famille de Moubarak et l’armée ont mis en coupe réglée l’économie du pays et s’en sont appropriés les leviers. Le même schéma se vérifie dans d’autres pays de la région et notamment en Syrie, avec les résultats que l’on découvre.
Aujourd’hui le secteur privé est l’objet de méfiance et de doutes. Le citoyen tunisien identifie tous ceux qui ont, d’une manière ou d’une autre, été prospère ou même vivoté sous l’ère Ben Ali comme des malfaiteurs en puissance. Et le citoyen tunisien a peut-être raison de nourrir ces sentiments, tant il a été rudoyé, maltraité, exclus et ignoré au long de ces années. Tant il a vu l’échelle des valeurs sociales et morales renversée à ce point d’en devenir méconaissable.
Mais au risque de ramer à contre-courant, je pense qu’il ne faut pas se tromper de cible, ni jeter un opprobre générale sur tous ceux qui forment le tissu économique tunisien. Que la justice sévisse contre qui a trempé dans les affaires illégales et profite de manière outrancière de la proximité du régime. Mais qu’on lève le doute sur les autres et que l’on les laisse travailler.
Remettre le secteur privé tunisien sur les rails
Car il faudra remettre le secteur privé tunisien sur les rails. Lui redonner sa place et son rôle de ressort de la croissance du pays. Il faudra recommencer à compter sur ce moteur essentiel de l’économie pour entamer la sortie du pays de l’ornière sociale dans laquelle il se trouve. Il faudra rendre à l’entreprise sa véritable vocation et sa légitimité en tant que porteuse de génie innovateur, elle qui est créatrice première et majeure d’emplois. Il faudra redonner au secteur bancaire sa vocation prioritaire de financier de l’esprit d’industrie et de création et l’éloigner des tâches subalternes, coûteuses et parfois illégales qui étaient les siennes sous le régime du 7 Novembre. Il faudra que le Patronat ne soit plus synonyme des parents et alliés d’une famille indigne qui a profité du sommeil des uns, de la couardise et de la cupidité des autres, pour s’autoproclamer «régnante». Il faudra que l’Utica redevienne un instrument légitime de dialogue social et d’expansion économique, un partenaire responsable du syndicat des travailleurs et un interlocuteur crédible pour le gouvernement.
L’Etat ne peut pas, ne doit pas, être le levier principal de l’économie tunisienne. L’Etat ne doit pas, et ne peut plus se permettre d’être un débouché principal pour les jeunes diplômés à la recherche de travail. Ce n’est pas sa vocation. L’Etat régule, il arbitre, il facilite et produit le cadre adéquat au développement sain de l’entreprise. L’Etat doit aussi assurer la sécurité et le bon fonctionnement des services publics. C’est la que doit s’arrêter son rôle.
En effet, l’Etat tunisien a trop longtemps, durant ces vingt-trois années noires connues par le pays, été l’instrument de l’accaparement par une infime minorité de toutes les richesses. L’Etat, les «ministres économiques», et le premier d’entre eux au cours des dernières années, ont été les petites mains affairées et serviles d’intérêts économiques et financiers illégitimes et illégaux. L’Etat a été un instrument de la prédation de l’économie tunisienne par la famille du président déchu. L’Etat a été complice.
Une presse économique aux ordres
La presse économique aux ordres chantait il n’y a pas si longtemps les louanges des montages financiers a grosse ficelle. Ces «joint-ventures», les privatisations et les «fusions-acquisitions» entreprises pour le compte d’incapables majeurs et d’adolescents retardés auraient, dans n’importe quel pays régulièrement gouverné, menés tout droit en prison leurs promoteurs et leurs conseillers. Au contraire, nous avons vu le délit d’initié le plus brut se transformer en une preuve de perspicacité financière et de lecture prospective de l’évolution des marches…!
Tout le monde était-il dupe? Non bien sûr. Nombre de partenaires économiques de la Tunisie ont souvent tiré la sonnette d’alarme et ont attiré l’attention des responsables sur les dérives économiques du pays. Ce que ces partenaires n’avaient pas compris, ou ne voulaient pas comprendre, c’est que l’Etat lui même était complice. L’administration était facilitatrice et les membres du gouvernement, quand ils n’étaient pas eux mêmes stipendiés, fermaient les yeux devant ces pratiques qu’ils ne voulaient voir… Ces alarmes ont été ignorées et nous sommes aujourd’hui a payer le prix fort pour n’avoir pas été là quand il fallait, et n’avoir pas eu le courage de dire «non» quand il était impératif de le faire.
Aujourd’hui, alors que les défis sécuritaires et politiques s’imposent à nous dans l’immédiat et qu’il faut que l’Etat redevenu légitime se donne les moyens de les relever, il faut réaliser que le véritable grand espoir de la Tunisie sur les années à venir sera économique et qu’il passera par la nouvelle légitimation du secteur privé. Un secteur privé concurrentiel, ouvert et aux pratiques transparentes. Régi par un cadre de règles prévisibles et égales pour tous et autour duquel serait construite une structure juridique et judiciaire à même de prévenir la corruption et de la sanctionner quand elle s’avère.
Il est donc important et impératif de maintenant ouvrir ce débat sur le rôle de ce secteur dans le sauvetage économique de la Tunisie. Il faudra accepter que la part de l’entreprise privée, individuelle ou collective, génératrice de croissance, d’emplois et de recettes fiscales est centrale dans la renaissance du pays. Il serait utile que les partis politiques, ceux qui souhaitent que l’on vote pour eux aux prochaines échéances électorales, nous disent leur sentiment et leur philosophie et nous montrent leurs programmes sur cette question cruciale.
* Directeur du Département du Pacifique à la Banque Mondiale.
NB : Les opinions reflétées dans cet article ne reflètent pas la position officielle de la Banque Mondiale.