Ali Guidara écrit – Les Tunisiens ne doivent pas se voir comme des sujets clonés obéissant à des dictats identitaires, mais comme une patrie plurielle et tolérante.


Circonscrite depuis des décennies dans une posture identitaire monochrome, par habitude, commodité ou absence de remise en question, la société tunisienne postrévolutionnaire se trouve, une nouvelle fois depuis l’indépendance, confrontée à des débats et des enjeux qu’elle n’a pas su soulever et traiter adéquatement jusque-là.
Après l’indépendance, le premier gouvernement post-monarchique a en effet opté pour une constitution qui a décrété le postulat suivant: l’État tunisien serait arabe et musulman. Faisant fi des multiples composantes de la société tunisienne. C’était sans doute pour les décideurs une façon de bâtir une nouvelle nation, au sens juridique du terme, en faisant usage de deux socles sociaux auxquels adhérait une bonne partie de la population, majoritairement illettrée, et sans doute aussi une manière de prendre ses marques vis-à-vis de la France, du moins dans le texte.
Qu’en est-il maintenant ?

 

La légende d’une identité monolithique
Premièrement, nous avons été scolarisés en grande partie dans la langue de l’ex-puissance coloniale et c’est encore le cas aujourd’hui, de telle façon que notre parler quotidien est devenu une sorte de «sabir» pauvre et sans aucune structure cohérente. Autrement dit, sans profiter de la force de nos deux langues d’usage, par ailleurs riches et subtiles. Sans surtout correspondre à l’exclusivité de l’arabité inscrite dans la constitution. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir une chaîne de télévision ou de radio nationale, du moins pour plusieurs d’entre elles.
Deuxièmement, en ce qui concerne la religion, elle s’est transformée au fil du temps et pour une bonne partie de la population, en religiosité qui se décline en un ensemble de rites superficiels et théâtraux, quand elle ne se teinte pas de superstitions locales. Prise comme religion d’Etat, elle est un facteur d’exclusion et une négation du droit au choix individuel.
De plus, cette première constitution postcoloniale, se voulant moderne et respectueuse de certains droits, garantit la liberté de culte, ce qui rend quasi caduque la confession officielle.
Toujours est-il que la population a intégré profondément et dans une large proportion l’identité arabe et musulmane, sans se poser de questions jusqu’à ce que survienne une crise d’identité, nourrie par le flou postrévolutionnaire. Une crise surgie faute d’ancrage d’une véritable citoyenneté, synonyme de droits et de libertés dans un cadre équitable. Alors, c’est le repli sur ce que représente aux yeux de certains une valeur sûre: l’appartenance au groupe considéré homogène et autres ingrédients de ce que plusieurs considèrent le socle d’une identité, sans jamais pouvoir en donner une définition rationnelle et convaincante.

Un Etat juste et équitable pour tous
Qu’est-ce qu’une identité nationale? C’est un concept flou et à géométrie variable dans lequel peuvent entrer la langue, l’histoire, la religion, l’origine ethnique. Autant d’attributs qui peuvent se multiplier, revendiqués par les uns et rejetés par d’autres. D’où l’absence d’un consensus et l’émergence de toutes sortes de manipulations au nom d’une appartenance identitaire.
Dès lors, comment laisser un état définir et imposer une identité à sa population? Cela conduirait au mieux à une législation autoritaire pratiquant la discrimination sous plusieurs formes et au pire à une situation d’intolérance avec toutes ses manifestations.
En réalité, un Etat est une structure politique et administrative au service de tous ses citoyens, qui n’a nullement besoin de se définir puisque définir est forcément exclure. Et l’exclusion est l’essence même de la négation de la citoyenneté.
En Tunisie, malgré les embûches des régimes autoritaires que nous avons connus, nous avons réussi à concrétiser partiellement le concept de citoyenneté. Mais cette citoyenneté est restée orpheline de certaines libertés fondamentales et de certains droits, notamment ceux des femmes. Il est donc tout à fait normal que la polémique surgisse dans un cadre d’ouverture, ce qui s’est avéré déstabilisant pour plusieurs, qui sont allés jusqu’à exiger la consignation dans la future constitution de tout ce qui leur paraît garant de leurs convictions et de ce qu’ils considèrent leur identité: arabité et islam. Une revendication qui s’exprime souvent par le rejet de tout ce qui est différent, en oubliant que toute société évolue par son dynamisme, son ouverture et son intégration des divers apports de son époque.

Une charte des droits et libertés
L’identité relève d’un choix individuel, ou plutôt d’un héritage individuel. Pour l’organisation sociale et publique, nous avons plutôt besoin de vrais citoyens qui font leurs deux attributs de la citoyenneté: être libre et responsable, et avoir des droits dans une société équitable. Ce qui implique de respecter les droits de chacun.
Munissons-nous plutôt d’une vraie charte des droits et libertés, seule garante d’une adhésion durable à tout projet de société et d’une appartenance de tous à une patrie dans laquelle chaque citoyen contribue au bien collectif sans être obligé de se conformer à une identité officielle et préalablement définie, ni subir les intolérances d’une non-adhésion au moule identitaire imposée par certaines autorités.
Tout Etat libre, moderne et démocratique doit impérativement faire le choix des valeurs universelles de la citoyenneté, par ailleurs sans cesse renouvelée, et doit prouver qu’il est un état intégrateur de toutes les composantes de la société.
Et, bien que le choix ou même l’officialisation d’une ou plusieurs langues communes puisse paraître justifié aux fins de communication, sans étouffer culturellement les autres, l’officialisation d’une religion d’Etat se révèle tout au moins hors du temps, sinon périlleuse. Tout d’abord, tout gouvernement pourrait l’instrumentaliser à des fins politiques et personne n’y aurait à redire. D’autre part, cela pourrait conduire à des situations conflictuelles que l’Etat aurait bien du mal à gérer car il serait contraint d’appliquer ou au moins de tenir compte de ses préceptes, dont certains ne sont pas compatibles avec les attributs d’une citoyenneté moderne: la liberté de conscience. Ce qui reviendrait à accorder la primauté de la religion sur la loi, en rejetant de facto le concept de citoyenneté. À court et à long terme, cela se traduirait par la suprématie d’une idéologie sur la réalité mais aussi sur les spécificités d’une modernité fortement souhaitée.
La preuve? La révolution tunisienne n’a pas tardé à voir ressurgir certains démons de l’extrémisme, qui exigent la soumission de tous aux règles et préceptes préalablement définis et n’hésiteront pas à avoir recours aux règles constitutionnelles, si c’était le cas, pour les imposer et déclarer hors la loi tous ceux qui ne les suivent pas. Ceci va de la simple condamnation d’un livre ou d’un film à une éventuelle remise en cause du statut de la femme ou un rejet de toute différence. Et pourtant, dans son histoire, ses gènes, sa culture, son culte, son art, la société tunisienne est loin d’être monolithique. Lieu de brassages et de rencontres par excellence, au cœur de la Méditerranée, la Tunisie est riche de tous ceux qui y ont essaimé. Les noms de lieux en portent encore la marque: Thala (source en langues amazighes), Kélibia (anciennement Clypea en latin), Nabeul (initialement Neapolis en grec), etc.

La richesse de la diversité
Serions-nous si frileux et pas sûrs de nous-mêmes que la formation d’une association amazighe fasse grincer des dents et soulever tout un tollé? Plusieurs ont tout de suite crié à la division, au complot et ont qualifié de tous les noms ceux et celles qui ont osé exprimer cette appartenance, sans jamais se poser la moindre question sur leurs motivations ou sur les droits fondamentaux qui leur reviennent. On parlait là pourtant d’une simple association pour la promotion d’une culture reléguée volontairement par le pouvoir aux oubliettes depuis des décennies, voire des siècles, parce que différente et ne cadrant pas avec le moule identitaire pseudo-homogène de la population. Pourtant, si elle ressurgit si vite à l’aube d’une nouvelle liberté de parole, c’est qu’elle était toujours bien vivante.
Nos concitoyens amazighs n’ont jamais manifesté la moindre velléité sécessionniste et nous n’avons sur notre territoire aucune région clairement délimitée et définie en tant que telle, qui pourrait représenter une éventuelle revendication sécessionniste. C’est simplement par ce que nous sommes presque tous un peu – ou beaucoup – Amazighs, de la même manière que nous sommes un peu Phéniciens, Romains, Vandales, Arabes, Espagnols, Siciliens et autres Grecs, Turcs et Bosniaques.
La Tunisie a trois mille ans d’histoire connue, traversée par toutes les migrations, les cultures et les civilisations de la Méditerranée. Il ne faut donc pas nous voir comme des sujets clonés obéissant à des dictats identitaires de quelque partie que ce soit, fût-ce l’état même. Nous appartenons tous à la même patrie et elle nous appartient tous, quel que soit le sang souvent mêlé qui coule dans nos veines. Elle doit donc rester plurielle et tolérante.

Définir un pacte civil
Si nous ne sommes pas prêts à intégrer nos propres différences, si enrichissantes, comment espérer réussir à manier les contradictions de la diversité démocratique?
Avec la transformation de la future constitution en une liste de souhaits et d’exigences d’individus et de groupes aux convictions diverses, nous n’aurons jamais une véritable constitution démocratique, dont le fondement devrait seulement être la définition et le fonctionnement de l’Etat et des différents pouvoirs ainsi que la garantie de nos droits et libertés fondamentales.
Encore une fois, une religion ne devrait pas constituer un des fondements constitutionnels d’un Etat démocratique moderne. Clamer haut et fort que l’identité de la Tunisie est une affaire réglée pour toujours – identité par ailleurs fort discutable – constitue une fuite en avant, qui mine le terrain de la démocratie pour longtemps.
Concentrons-nous sur l’essentiel: la mise en place d’un pacte civil neutre pour accomplir la séparation de tous les pouvoirs et concrétiser enfin une véritable citoyenneté inclusive dans le respect des droits et des libertés et dans l’égalité des citoyens, remparts contre toutes les intolérances et vecteurs d’appartenance par excellence.
Rendez-vous est pris pour le 23 octobre prochain.

* Conseiller scientifique, Canada.