Mohamed Sadok Lejri* écrit – Les intellectuels, qui prônent la liberté du culte, prêchent dans le désert. Seuls ceux qui adoptent un discours «religieusement correct» ont le droit de réclamer leur dû.
En 1960, Bourguiba déclara: «Il est inconcevable que nous puissions consentir à dilapider tout un mois de travail alors que la religion elle-même prévoit des tolérances aussi bien dans le Coran que dans la tradition du Prophète. Chaque fois que les exigences du temporel se sont révélées difficiles à concilier avec l’obligation du jeûne, notre Prophète a fait prévaloir la logique et la raison de l’Etat… Dans l’immédiat, nous avons intérêt à travailler. Dans la mesure où le jeûne se révèlera incompatible avec l’effort, il ne faut pas se priver du bénéfice des tolérances. On pourra alors rompre le jeûne, la conscience tranquille.»
Les concessions à l’extrémisme
Allez expliquer ceci à «kamis» et «karîiya» détenteurs de la «vérité absolue». Permettez-moi de revenir sur un incident (et ce n’est qu’un euphémisme) qui s’est déroulé durant le mois de ramadan de cette année, soit en ce premier mois de ramadan post-14 janvier. A Jendouba, le barbu a encore fait des siennes. Comme à l’accoutumée, la société et les partis politiques se sont rendus complices, par le truchement de leur silence. Un silence assourdissant, un silence connivent.
Circulez, il n’y a rien à voir!
On est à deux doigts d’accabler, à l’unisson, ceux et celles qui sont réfractaires au jeûne et qui osent manifester un soupçon d’ostentation. Vive la liberté ! Tolérance, quand tu nous tiens ! Ce mutisme agit dans l’intérêt des extrémistes, alors que trop de concessions leur ont été accordées.
Il est inconcevable que des jeûneurs, après une révolution, veuillent imposer leur volonté aux réfractaires, et que ces derniers doivent constamment faire preuve de pusillanimité et de démagogie, et ce, en alléguant comme prétexte le respect des convictions des jeûneurs. Pourquoi l’inverse ne serait-il pas possible ? Un respect mutuel n’est donc pas concevable. Le respect sera unilatéral ou ne sera pas ! Pour combien de temps encore, va-t-on cloîtrer les «fattara» dans des cafés aux vitrines masquées, telles des personnes infâmes en train de commettre un crime ? Leur tort est de manifester quelque réticence et de s’écarter du «droit chemin», plutôt que de répondre à la vocation de pénitence de ce mois saint. Mais que voulez-vous ? Que tout le monde sombre dans le conformisme intellectuel en se soumettant allègrement aux impératifs de notre époque bigote. Tout cela pour ne pas heurter susceptibilités et convenances. Ah non !
D’ailleurs, ce type de conformisme ne peut conduire qu’au suicide culturel. En effet, le respect étroit de la norme et des usages établis et l’obéissance aveugle n’incitent point à la réflexion et, éludent la dimension relative de toute connaissance.
Revenons à Bourguiba. On remarque qu’un demi-siècle plus tard, sa pensée, pourtant toujours vivace et d’une déconcertante actualité, demeure inintelligible pour d’aucuns. L’interprétation faite par Bourguiba, à l’époque (1960) durant le mois de ramadan, a été considérée comme une offense par pas mal de Tunisiens. Avec ce genre de personnes, il suffit de prôner un islam éclairé, différent de celui qui provient des siècles de décadence, pour les vexer. Et ce, sans intention désobligeante à leur égard. Car, pour ces derniers, l’assujettissement à la «volonté divine» (comme ils la conçoivent, bien entendu) prime sur tout le reste. Pour ce qui est du droit à la différence, et bien ils s’en soucient comme d’une guigne.
De quelle liberté parle-t-on ?
Les actes de violence s’effectuent, en général, dans l’indifférence la plus totale du reste de la population. Les intellectuels, qui prônent la liberté du culte et qui sont aux prises avec les pratiques liberticides, ne font que prêcher dans le désert (c’est mon avis et j’espère me tromper). Leur discours est inaudible. Pour le commun des mortels, seuls ceux qui adoptent un discours «religieusement correct» ont le droit de réclamer leur dû. A cor et à cri, s’il le faut.
Pour un bon nombre de Tunisiens, ceux et celles qui s’opposent de façon manifeste à certaines conceptions archaïques de la religion et qui refusent de s’enfermer dans un islam rétréci, réduit à un morceau de tissu, à quelques poils et à des pratiques un peu maso sur les bords (à l’instar du jeûne en plein mois d’août), doivent faire profil bas. Mieux, puisqu’ils sont dans leur «tort», leur réaction doit être timorée.
Désormais, en Tunisie, le citoyen qui refuse de se conformer à certains dogmes de l’islam n’est plus en mesure de demander justice. Eh oui ! Celle-ci exige de la piété.
Qu’on ne vienne plus me bassiner les oreilles avec des mots comme «liberté» et «dignité». De quelle liberté parle-t-on ? De celle qui est à sens unique. De quelle dignité parle-t-on ? De celle qui permet aux barbus de cogner sur celui qui refuse d’adhérer à leur projet rétrograde et qui refuse de se plier à leurs diktats. Liberté retrouvée, dites-vous ? Laissez-moi rire ! Pour une Tunisie digne, dites-vous encore. Pourquoi pas ! Mais pour l’instant, ce ne sont que des chimères.
* Etudiant.