Abderrazak Lejri* – Le Tunisien, présomptueux, vaniteux et préjugeant de ses vraies capacités, doit définitivement rompre avec le sentiment d’autosatisfaction.
La révolution tunisienne a connu sa période de grâce durant une semaine après le 14 Janvier où le peuple dans l’euphorie de la chute du dictateur Ben Ali a fraternisé, les voisins se sont découverts et les conducteurs étaient d’une civilité exemplaire et inhabituelle en l’absence des forces de l’ordre évaporées des carrefours, traduisant ce que le Tunisien a de meilleur.
Le déficit de civilité engendré par le chaos
Depuis, la situation précaire de non légitimité sous un gouvernement provisoire et un effondrement du système ont engendré un chaos généralisé se traduisant entre autres par des constructions anarchiques, un squattage de biens et lieux publics et privés, des grèves sauvages, des blocages de voies de communication et l’émergence de travers qui étaient cachés sous le poids de l’oppression et pour cause de rétention de l’information.
On assiste à une désobéissance généralisée à tout attribut de pouvoir qu’il s’agisse de supérieur hiérarchique ou de toute personne associée à un quelconque signe de souveraineté de l’Etat ou de l’administration avec une libération excessive de toutes les revendications justifiées ou non fondées et l’émergence des profiteurs de tout acabit mettant à nu ce que le Tunisien a de pire.
Un exemple édifiant et emblématique parmi d’autres : un employé de l’agence Stb de Gafsa, renvoyé pour des raisons motivées, passe chaque jour tranquillement pour fermer la grille d’entrée de l’agence par un cadenas entravant l’activité de ladite agence et jusqu’à nos jours ni le recours aux forces de l’ordre ni même à l’armée n’ont permis de venir à bout du problème !
Cette situation, qui ne sied pas aux investissements, a provoqué d’énormes pertes économiques se traduisant par une croissance négative et un désengagement de certains opérateurs économiques du pays.
A l’échelle du temps, ce ne sont que des désagréments (qu’on espère passagers) et des effets collatéraux sans commune mesure avec les acquis réalisés et à venir après les élections du 23 octobre.
Les acquis de la révolution
La Tunisie ayant choisi l’alternative la plus ardue de refondation d’une deuxième république à travers la rédaction d’une nouvelle constitution a déjà réalisé :
- la mise à l’écart d’un dictateur et de sa clique mafieuse qui se sont accaparés 40% des richesses de la nation alors qu’on s’acheminait allègrement – n’aurait été la révolution bénie – vers une succession dynastique avec à la tête de l’Etat le choix pressenti entre une femme indigne et vénale et un gendre adolescent attardé et ignare ;
- la libération de tous les prisonniers politiques ;
- la confiscation ou tout au moins la mise sous tutelle de la majorité des biens mal acquis ;
- le démantèlement du tentaculaire parti unique Rcd et l’instauration progressive d’une véritable pluralité dans les médias, les partis et les associations ;
- l’émergence d’une société civile porteuse de valeurs de citoyenneté ;
- l’instauration de mécanismes pérennes contre la corruption ;
- l’émergence et le foisonnement d’un débat national sur tous les sujets de société.
Ce qui reste à faire
Beaucoup reste à réaliser (en-dehors de l’agenda politique lié à la rédaction de la constitution et les élections législatives et présidentielles) avant et après l’élection de la constituante du 23 octobre :
- l’assainissement des appareils policier et judiciaire ;
- l’indépendance de la justice notamment par l’élection de ses représentants et l’instauration de mécanismes de non subordination à la tutelle ;
- et, enfin, l’essentiel, à savoir les réformes économiques, fiscales, sociales, et culturelles attendues dans un équilibre régional à bâtir.
Si, en ce qui concerne les deux premiers points, les débats sont récurrents et certaines solutions balisées mettront quelques années pour se concrétiser, il est regrettable de constater en ce qui concerne le troisième point relatif aux réformes que ni le gouvernement provisoire qui s’appuie sur le fait qu’il assure juste la transition et ne peut engager l’avenir du pays en la matière, ni les partis qui ont poussé comme des perce-neige n’ont présenté la moindre vision concrète alors qu’il s’agit du nœud gordien des problèmes qui sont à l’origine de la révolution.
Réhabiliter le travail et la productivité
La valeur «travail» n’a pas de caractère sacré en Tunisie, peut-être, car la terre n’y est pas trop ingrate et à cause de la fatalité d’une situation géographique privilégiée dans un bassin méditerranéen où on prend des libertés avec la ponctualité et l’ardeur dans l’effort contrairement aux pays asiatiques.
A titre de comparaison, on peut se limiter aux exemples de la Corée du Sud qui était au même point que notre pays ou du Vietnam – formidable exemple d’un pays habité par un peuple courageux qui a souffert dans sa chair, vaincu trois puissances impériales : la Chine, la France puis les Etats-Unis et qui est en train de devenir le nouveau dragon de l’Asie.
Depuis fort longtemps, il n’est pas politiquement correct de dénoncer la séance unique instaurée durant les deux mois d’été et durant le mois de Ramadan (soit durant le quart de l’année) où officiellement le personnel travaille durant une tranche horaire de 6 heures alors qu’aucun gouvernement n’a eu le courage de prendre la mesure impopulaire d’abolir cette habitude économiquement néfaste dès lors que la majorité des espaces de travail sont climatisés.
La Tunisie n’étant pas une monarchie pétrolière vivant de ses rentes pourrait permettre à travers la réforme de cet horaire et la création d’une séance continue d’économiser des milliards au niveau des frais de transport simplement en évitant les déplacements de la mi-journée de la double séance. Par là même elle améliorerait la productivité et le rendu du travail.
Certains jeunes d’aujourd’hui, nés en pleine civilisation matérielle et de loisirs ne sacralisent pas la valeur travail qu’ils associent à une simple opportunité d’acquérir des moyens et cultivent une approche vénale des valeurs dans une société fondée sur un consumérisme outrancier et le paraître, considérant comme ringardes les valeurs et principes de toute civilisation : respect mutuel, tolérance, goût de l’effort et du travail bien fait, solidarité, partage, politesse.
Si l’on estime que cette génération transitoire peut à la rigueur être sacrifiée, il est fort à craindre que leurs enfants éduqués selon ces mêmes concepts et ces faux principes le soient aussi.
Rompre avec le sentiment d’autosatisfaction
Le Tunisien, présomptueux, vaniteux et préjugeant de ses vraies capacités (trompé en cela par une propagande de l’ancien régime où les chiffres maquillés nous plaçaient toujours au sommet) et qui a été conditionné par un discours selon lequel il vivait dans un paradis sur terre où il n’y aurait ni sida, ni pauvreté, ni mal logés, ni illettrés, doit définitivement rompre avec le sentiment d’autosatisfaction.
Nul ne peut contester le droit des chômeurs (et ceux qui sont diplômés en priorité) à l’accès au travail garant de dignité et de revenus légitimes, sachant que le plein emploi est exclu vu que la satisfaction de leurs demandes est fortement hypothéquée par l’inadéquation de l’employabilité des filières d’études au monde du travail.
Si les candidats semblent privilégier des postes au sein des institutions étatiques (administrations, sociétés nationales, etc.) c’est davantage parce qu’ils sont mus par la recherche de la stabilité et la pérennité d’un emploi à vie («blaça»), ce qui explique pourquoi certaines populations se sont battues et en en sont même venues à s’entretuer pour des emplois (il est plus approprié de parler de postes) à la Compagnie des phosphates de Gafsa (évènements du bassin minier en 2008 et 2011) !
La majorité des revendications tablent sur l’intégration dans les structures étatiques et l’administration (qui est déjà en sur effectif) préférées au secteur privé qui est pourtant le pourvoyeur potentiel du plus grand nombre d’opportunités d’emplois.
Là aussi, quel que soit le secteur (étatique ou privé), les dépassements de l’ancien régime qui ont rendu possible les transgressions à la législation du travail dans un pays qui peut s’enorgueillir d’avoir la plus ancienne tradition syndicale d’Afrique et du monde arabe ne doivent plus être tolérés.
* Président directeur général du Groupement Informatique, membre adhérent de la Ligue tunisienne pour la citoyenneté (Ltc).