Dr Lilia Bouguira écrit – Une visite à Walid et aux autres blessés de la révolution tunisienne dans le cadre des activités de l’association Nsitni (Tu m’as oublié).
Je reviens de ma visite en tant que médecin chez Walid Kasraoui dans le cadre de Nsitni, un collectif minuscule récent de gens du peuple qui se sont réunis parce qu’il y a encore bavure, laisser pour compte et oubli pour nos martyrs et blessés de la révolution.
Je dois à Walid ce texte que je n’arrive pas à sortir et qui bute en moi comme un sanglot étouffé comme une larme qui coince et qui ne lâche pas !
J’arrive dans ce quartier populaire Kram-ouest que je ne reconnais plus tellement que les maisons inachevées en briques rouges se dressent édentées, griffant mal le décor, accentuant le contraste avec la banlieue huppée qui lui fait bon dos.
Sa mère m’attend au coin d’une rue et nous remontons dans ma voiture pour mieux nous aborder.
Elle me raconte son fils, son parcours de vie, ses études interrompues par cette blessure grave qui l’a alité pendant plus de huit mois. Une balle par un policier cagoulé le 13 janvier 2011 l’avait atteint de plein fouet après avoir effleuré son cousin ou un voisin, lui faisant éclater sa jambe juste sous le genou.
Un énorme trou fixé par d’horribles barres métalliques et bienheureuses sinon l’amputation comme alternative avec un grand bravo à mes aînés et collègues qui étaient là présents à chaque heure d’avant et après la révolution lorsque le couvre-feu nous barricadait atterrés dans nos maisons . Ce corps fabuleux a joint l’impossible pour ne pas amputer ce membre déflagré dans ses peaux irrapiéçables ! Il se bat encore pour lui garder sa jambe trouée de partout comme par une tronçonneuse par cette ferraille sophistiquée qui joue le rôle de charpente.
L’abîme jusqu’au moindre sourire à la moindre possibilité de rêver !
Mais de quoi sont faits les rêves d’un môme d’à peine vingt deux ans ?
Walid est un jeune homme calme avenant plutôt mignon qui pourrait faire rêver plus d’un cœur. Un teint mat sur des cheveux noir corbeau mais surtout un regard vif intelligent qui ramasse le mien, me scotche à ses lèvres à son souffle qui se lève et s’abaisse sans jamais rechigner. Nous pouvons composer avec toutes les situations. Nous pouvons maquiller, lifter, simuler avec exagération mais nous ne pouvons jamais inventer la dignité.
La personne en face de vous l’est ou ne l’est pas et ne le sera jamais.
RESTER DIGNE est une convention qui ne s’octroie pas, ne s’achète pas et ne se vend pas !
Walid et sa famille ne laissent transparaître la moindre précarité et sa maman en bonne Tunisienne se confond en ces petits gestes dont je raffole chez nos démunis.
Ils s’affairent toujours à bien recevoir, se plier en quatre pour honorer leurs invités même à vendre ou à s’endetter chez l’épicier du coin pour ne point manquer à leur devoir d’hôtes.
En aucun cas, il ne me raconte l’enfer mais je le devine au bruit de ses silences, au tintamarre de ses cauchemars en réanimation et en post-réa lors de la première opération puis la seconde lors de la greffe de tissus pour combler la béance faite dans la criminalité.
Criminel est cet ordre de tirer sur les civils fatigués et courroucés par d’interminables années d’injustice, de précarité, de manque et d’humiliation.
Moins ou plus répréhensible ce cagoulé qui a ajusté dans les pieds la balle tueuse.
Mais sommes-nous dans le registre du procès de flics en action ou dans les suites du processus d’une révolution inachevée, avortée, scotomisée, déviée, maltraitée, obnubilée par ces razzias et ses mains basses, ce match de pingpong entre les partis politiques qui se jettent la balle dans un jeu pervers, se partagent le gâteau dans une équité qui rappelle celle des rapaces et des vautours.
En aucune fois, il ne m’a parlé de ses angoisses ou de ses souffrances.
En aucune fois, il ne m’a soufflé une aumône ou une revendication.
En aucune fois, il ne m’a filtré sa peine ou son mal être.
En aucune fois, il ne m’a raconté les nuits de cauchemar, de veille, de douleur insupportable à rendre fou dont ni les puissants calmants ni des prières de sa mère n’arrivaient à en venir à bout.
Demandez à une mère ce que c’est d’avoir son enfant souffrant sous les yeux avec l’incapacité folle, crevante, dépeçante de ne pouvoir intervenir sauf prier et encore prier.
Demandez à une maman ce que cela coûte en enfer en brûlure en larmes en douleur parce qu’il est là comme un légume, un pied dans la vie l’autre dans la mort, le tout bariolé ficelé baîllonné de problèmes d’infection, de surinfection, de greffe qui lâche, d’infection encore et de méchantes, bêtes, invisibles ou invincibles qui viennent manger dans la chair de son môme pour encore le fragiliser et qu’il lui faut combattre à bras de fer d’antibiotiques et de soins affreusement coûteux ou qu’il faut encore trouver l’argent du taxi pour le transporter un jour sur deux pour les pansements ; la galère, la misère des gens ne se raconte pas, elle se vit!
A chaque fois que le moment me devenait intense, son regard me ramassait et me clouait à son chevet.
Alors j’ai observé l’horreur dans son silence, écouté l’effroyable dans sa patience, happé l’insupportable parce qu’il n’y a pas de plus insupportable que l’homme en souffrance démuni sans ressource livré seul à lui-même sans rien car «l’homme rapace» a tout pris, dévié tout, confisqué même le droit aux honneurs de blessé de la sainte révolution, qui a balayé la carte du monde opprimé comme par un terrible coup de vent salvateur.
Le gouvernement actuel par acquis de je ne sais quoi, s’est contenté de lui refiler quelques maigres miettes dans l’indélicatesse la plus absolue car dans d’autres contrées et sous d’autres cieux cela aurait été sous le son des trompettes dans les tribunes de honneurs et avec les gallons !
Les hommes politiques s’en sont vautrés puis s'en sont rapidement lavés les mains, éructés lâchement, trop occupés dans leur campagne électorale qui sans ces blessés et ces martyrs n’aurait pu se faire ni même rêver un seul instant.
Le peuple abusé ou désabusé, non informé ou peu formé, laisse décanter salement le sang de ses enfants sans plainte ni regret !
Alors je dis à Walid, dans ma ruine la plus absolue, dans ma perte la plus fatidique, dans mon désespoir le plus extrême, dans ma tristesse la plus profonde, non nous ne te dénigrerons plus, nous sommes là cette poignée infime mais solide pour te soutenir et te tenir la main et s’il te faudra mordre pour ne pas crier lorsque la douleur te devient insupportable, nous te prêterons notre chair pour y mordre dedans mais jamais plus nous ne te laisserons seul face à l'homme opportuniste prédateur et à l’oubli.
PS: pourquoi ‘‘Nsitni’’? Parce que nous imposerons le non-oubli et la reconnaissance des blessés et des martyrs ; parce que nous arracherons la vérité et nous la mettrons au grand jour ; parce que nous ne monterons sur aucun cheval ni échelon ; parce que nous nous éclipserons au temps voulu après avoir fait STATUER nos blessés et nos martyrs dans le mérite et les honneurs qui leur reviennent de droit et en urgence avant toute autre action.