Mongi Karrit* écrit – Mais depuis le 14 janvier, est-ce que les attentes et besoins des Tunisiens ont été satisfaits ? Qui a profité de la révolution et qui en est sorti perdant ?
Le régime s’est effondré le 14 janvier 2011. L’ancien président a pris la fuite. Sa famille a essayé de faire de même, mais sans succès. Tout le paysage a changé sur le plan politique, économique, social et culturel. Le pays a connu des manifestations, des sit-in, des grèves, des guerres tribales, des occupations illégales d’espaces et d’installations publics, des jugements de malfaiteurs, de corrompus et de criminels, des prières sur la voie publique, des vols, des incendies, des règlements de compte, etc. La liste est longue et il n’est pas ici question d'énumérer tous les changements.
Mais depuis le 14 janvier comment les Tunisiens ont-ils réagi face à ces évènements ? Est-ce que leurs attentes et besoins ont été satisfaits ? Qui a profité de la révolution et qui en est sorti perdant?
La longue liste des bénéficiaires
Parmi les bénéficiaires figurent les partis politiques. Déjà 110 partis ont obtenu leur autorisation. Dans cette catégorie figure particulièrement Ennahdha qui cherche par tous les moyens à s’accaparer du pouvoir au sein de la Constituante et qui au nom de l’Islam et du sacré cherche à étouffer les libertés de croyance et de création et à dessiner un projet sociétal rétrograde. Son idéologie semble gagner du terrain. Ses partisans se font de plus en plus intolérants vis-à-vis de la femme moderne, de sa tenue vestimentaire, du non-respect du jeûne. Les mosquées sont devenues le lieu de propagande par excellence. Des imams, qui critiquent les positions du gouvernement, se font l’écho des débats houleux de télévision, attaquent des penseurs – parce qu’ils ont une interprétation différente du Coran, nous dictent leurs interprétations et leurs visions réductrices, etc., au risque de faire fuir les musulmans de leurs prêches du vendredi. Tout est tabou aux yeux des Ennahdhaouis et leur double langage continue de créer la confusion et le doute auprès des Tunisiens.
Les anciens Rcdistes, pour leur part, essaient de se refaire une virginité sans avoir pris la peine de faire leur mea culpa. Ils ont été évincés par la porte et les voilà qui reviennent, au grand dam des autres partis, par la fenêtre sous forme de plusieurs partis.
Profitant de l’inexistence de réglementation en matière de financement de partis politiques et de publicité politique, certains partis se sont permis d’entamer leurs campagnes avant le délai officiel. Beaucoup d’argent, d’origine douteuse, a été dépensé dans ce sens. Tous les moyens sont bons pour mobiliser les supporters et les adhérents : aides financières aux nouveaux mariés fauchés, aides financières aux pauvres démunis, aides sous forme de vivres aux familles des quartiers populaires, prises en charge des factures de la Sonede et de la Steg et des crédits de l’épicier du coin. Je me demande si les divorces seront un jour pris en charge. L’important est d’obliger le bénéficiaire à se rappeler du nom du parti politique pour lequel il va voter.
La plupart des partis ont cautionné d’une façon ou d’une autre à l’échelle individuelle ou collective les grèves, les sit-in, les blocages de routes, les interruptions volontaires des meetings, les prières sur la voie publique : leur souci étant de ne pas perdre de sympathisants potentiels.
Les indépendants ont eux aussi profité de la révolution. Jadis incognitos pour la majorité des Tunisiens, ils occupent maintenant les plateaux de télévision. Ceux sont les académiciens, les juristes, les avocats, les magistrats, les penseurs. Ils défilent à tour de rôle pour faire passer des messages et des informations que le commun des Tunisiens n’arrive pas à comprendre. Ils se sont érigés en défenseurs de la révolution et de la démocratie. Ils se disent des défenseurs des droits de l’homme, ayant passé une tranche de leur vie dans les prisons en raison de leurs convictions et positions politiques vis-à-vis de l’ancien régime. Je ne serais pas surpris de les voir tous sur les listes des candidats à l’Assemblée constituante.
Au troisième rang figurent les journalistes. Jadis muselés et privés de liberté d’expression, ils brillent aujourd’hui par leurs articles souvent infondés. Ils osent reprocher au Premier ministre sa façon de s’exprimer et de choisir les termes de ses discours. A ma connaissance, trois journalistes seulement ont eu le courage de demander le pardon à leurs lecteurs pour les 23 ans de journalisme pro-régime. La révolution permettra la parution d’autres journaux et magazines.
Viennent ensuite les travailleurs. Ils ont déjà trois syndicats nationaux. Le choix est plus aisé pour eux en fonction de l’efficacité et de la représentativité. Les occasionnels ont été titularisés. Les grévistes et sit-inneurs ont vu la plupart de leurs revendications satisfaites, en dépit de la précarité de la conjoncture économique par laquelle le pays passe. Il s’agissait pour eux d’obtenir le maximum de profit quelle que soit son incidence financière et son impact sur la pérennité de leurs institutions.
Les agents de l’ordre public ont également tiré profit de la révolution. D’une part, ils ont eu des augmentations salariales suite à leurs grèves et protestations. D’autre part, ils se sont solidarisés avec leurs collègues inculpés de meurtre lors des émeutes. Ils osent libérer leurs collègues et se permettent de s’introduire dans les locaux des ministres par la force et démettre leurs supérieurs de leurs fonctions. Ils risquent de perdre leurs syndicats suite à leur rébellion et d’entraver la réconciliation tant souhaitée par tous.
L’armée nationale, quant à elle, a beaucoup gagné en termes d’image. Son refus de mater la révolution et ses multiples interventions pour défendre le territoire tunisien, gérer les flux des réfugiés et protéger les vies humaines ainsi que les institutions ont été très appréciés par le peuple. La révolution doit beaucoup à la neutralité et au patriotisme dont l’armée a fait preuve.
Les avocats font également partie du lot. Ils ont pu, malgré les protestations des magistrats, des huissiers notaires, des experts comptables et des fiscalistes faire passer un nouveau texte organisant leurs activités. Certains avocats ont gagné en notoriété en acceptant de défendre les membres de la famille du président déchu. Des avocats ont pu convaincre les magistrats d'interdire l’accès aux sites dits immoraux au grand dam des défenseurs des libertés. Ils ont également fait engager des poursuites contre des créateurs artistes au nom du respect du sacré. Ils se sont érigés en défenseurs de la moralité.
Le commerce anarchique s’est propagé à l’échelle du pays d’une façon jamais vue. Des étals se sont organisés un peu partout dans les villes proposant des articles non contrôlés et de qualité et provenance douteuses, nuisant à la santé des consommateurs et au commerce. Ce qui compte c’est de gagner de l’argent au détriment de l’environnement, de la qualité et du commerce loyal. Gare à celui qui ose protester contre cette invasion.
Les chaînes de télévision et de radio ont également profité de la révolution. Elles ont pu remplir leur temps d’émissions par des programmes politiques. Les débats politiques se succèdent et se diversifient régulièrement. On a l’impression qu’elles entendent accompagner la révolution jusqu’à la transition démocratique. Deux chaînes de télévision nous ont présenté deux visions différentes de l’islam : la classique et la moderne. En outre, les chaînes de radio et de télé font des recettes supplémentaires grâce à la publicité politique. Une chaîne semble exploiter ses antennes pour promouvoir l’image de son patron pour un éventuel poste politique de haut rang. D’autres chaînes de télévision et de radio verront le jour très prochainement.
Grâce à la révolution le peuple tunisien est devenu libre et politisé. Les débats et les avis sur des questions politiques sont déjà chose courante. On ose critiquer les politiciens, les policiers, les responsables de la fonction publique, etc. On se permet même de proférer des mots obscènes à l’encontre d’autrui sur les réseaux de Facebook. On étale même sur les quotidiens leur doute quant à l’état de santé de nos dirigeants politiques et de leur capacité à diriger le pays.
Le revers de la médaille
Le plus grand problème auquel les Tunisiens font face depuis la révolution c’est l’insécurité. Ils ont peur pour leurs vies et leurs biens. Les braquages, les vols, les viols, les actes de pyromanie, les saccages, les violences, les guéguerres tribales, les attaques perpétrées par des islamistes, etc., sont autant de menaces pour le citoyen, ce qui l’a obligé à se doter d’armes de défense artisanales pour se protéger en cas de besoin.
Le chômage s’est accentué avec l’avènement de la révolution. Les grèves, les sit in, les fermetures des usines et la fuite des investisseurs sont à l’origine de l’accroissement du nombre de chômeurs. Les régions intérieures sont les plus touchées. Un mécontentement général y règne et favorise malheureusement les conflits subjectifs et infondés entre les différents tribus/quartiers.
L’économie a subi de son côté les effets négatifs de la révolution en dépit des efforts du gouvernement. Celui-ci est constamment critiqué par les partis politiques. Pourtant, ceux-ci n’ont pas d’alternatives et leur seul souci est d’élever leur voix pour se faire entendre et influencer l’électorat. Le taux de croissance est à son plus bas niveau atteignant un seuil critique. Le soutien au gouvernement tarde à venir. Les touristes européens et algériens n’ont pas voulu passer leurs vacances en Tunisie en raison de la situation sécuritaire précaire. Nos belles plages demeurent désertes. Les boutiques d’artisanat sont vides. Les hôtels cherchent à séduire une clientèle locale avec des offres «alléchantes». La situation de guerre en Libye a favorisé l’augmentation des prix de certains produits. Les spéculateurs et les grandes surfaces imposent leurs prix. La vie est devenue plus chère. Le commerce a été fortement touché en raison de la réticence des acheteurs, de l’arrêt de production de certains produits et de la concurrence déloyale du commerce parallèle.
L’environnement n’a pas échappé aux effets dévastateurs de la révolution. Les constructions anarchiques et illégales ont poussé un peu partout faute de contrôle municipal. Les forêts, y compris, les oasis n’ont pas été épargnées par les actes de vandalisme et de pyromanie. Le fait que quinze feux se déclarent au même moment ne peut être une pure coïncidence.
Bref, on a tout vu. Tout est permis au nom de la révolution et tous se sont érigés en protecteurs de la révolution. Chacun de nous tire sur tout ce qui bouge.
Conséquences futures de la révolution
La révolution a engendré un paysage très varié. La liste des bénéficiaires et des perdants n’est point exhaustive. L’espoir est que cette révolution n’ait pas d’autres aspects négatifs sur le pays. Les sit-in, les grèves, les manifestations non réglementées et non encadrées, les blocages des routes, les incendies des établissements et des forêts, le vandalisme, le manque de civisme, le non-respect de l’avis contraire et de la liberté d’expression, l’égoïsme, etc., devraient cesser.
Les résultats positifs escomptés de la révolution sont la stabilité, la paix, le bien-être, la sécurité, la dignité, la liberté, l’égalité, la légalité et la démocratie. Ce sont là les objectifs de la révolution pour lesquels des centaines de martyrs se sont sacrifiés et pour lesquels des Tunisiens ont combattu durant des décennies faisant fi de tous les dangers et de toutes les menaces des détenteurs de pouvoir. Il est de notre devoir, à tous, d’œuvrer pour réaliser ces objectifs pour que notre pays demeure un pays de liberté, de tolérance, d’ouverture, de solidarité et d’amitié tel que connu à travers ses 30 siècles d’histoire.
* Citoyen de la masse silencieuse.