Kais Djelassi écrit – «Dans toutes les sociétés arabes, la révolution viendra par les campagnes». Cette phrase d’Ibn Khaldoun n’a jamais été aussi bien illustrée par la révolution tunisienne.


Et celle-ci, que l’on appelle «Révolution du jasmin», est venue de la campagne, exactement de Sidi Bouzid, au travers de Mohamed Bouazizi. Jeune soutien d’une famille de 9 personnes, quand la police municipale lui a confisqué sa marchandise. Tout d’abord, il a plaidé sa cause devant la municipalité, mais en guise de réponse il a reçu une gifle d’une agent municipal.

Mohamed Bouazizi ou l’effet papillon

Le marchand de légume ambulant décide alors de se plaindre au gouvernorat, mais il ne trouve pas écho : il ne trouve que mépris venant d’une classe dirigeante ayant tous les droits sur lui, même le droit de l’humilier. Il décide donc de recourir à la violence, mais contre lui-même.

Dès que la nouvelle s’est propagée, elle a soulevé une indignation énorme et ce pour deux raisons :

- la première est que tous les Tunisiens ont été confrontés au quotidien à ces humiliations, cette corruption, à ce sentiment d’impuissance face à des dirigeants hautains, humiliant le peuple qu’ils devaient servir ;

- la seconde est que le suicide, et surtout l’immolation, dans l’esprit tunisien, symbolise la violence la plus extrême faite contre soi, un tabou dans cette société où le suicide évoque un effroi impitoyable dans les esprits et les cœurs.

Une foule pacifique s’est alors rassemblée devant le gouvernorat, afin de protester contre la gestion exécrable de cette affaire. Elle n’a trouvé à son tour que le mépris et les coups de matraque de la police. Il allait se produire un effet papillon, chaque manifestation réprimée provoquant une autre manifestation de plus grande ampleur. La protestation se déplaçait à d’autres localités et d’autres régions, elle suscitait, pour la première fois, une solidarité de tout le pays.

Tous les Tunisiens se sont d’un coup identifiés à ce jeune homme, devenu le symbole de leurs souffrances, de leur humiliations.
Des révoltes avaient eu lieu par le passé, notamment à Redeyef ou Ben Guerdane, où la répression frappa au moins aussi durement. Mais cette fois, ce n’était pas des contestations alimentaires mais libertaires !

Quant à ceux qui nomment cette révolution «révolution 2.0», je leur réponds qu’ils n’étaient pas là ! Car durant une grande partie du combat, Internet était aux abonnés absents, coupé par la censure... Le fameux Ammar 404. L’information se transmettait de bouche-à-oreille, le téléphone arabe.
Sous cette dictature, Internet laisse des traces, permet de localiser, Ben Ali a formé 11 millions de Tunisiens comme agents secrets, ne parlant qu'en comité restreint, cellulaires éteints et portes closes. Et encore, on se méfiait, on ne se livrait pas entièrement, l’autocensure nous a formaté l’esprit.

Le 31 décembre 2010, un coup de téléphone retentit, une voix en pleurs m’apprend le décès de mon oncle Taoufik. Rendu à Tunis, je ne peux retenir mes larmes. Il était parti dans un monde meilleur, et durant les trois jours de deuil, je me rappelais une phrase que cet oncle rieur et philosophe m’avait dite : «En Tunisie, nous sommes tous morts, nous attendons juste qu’ils nous mettent en terre». Nous discutons longuement de mon oncle et de la situation, de cette révolution que tout un peuple sent et espère.

L’apprentissage de la liberté à la Kasbah

Un matin, nous allions à la Kasbah pour faire quelques courses, mais nous nous sommes retrouvés devant un homme qui criait son indignation devant le Premier ministère. Spontanément, tous les passants se joignent à lui, et nous voilà en train de manifester. En quelques secondes, nous étions une centaine, rejointe, spontanément, par d'autres devant le regard médusé des forces de police.

Avant le 17 décembre, cet homme aurait été pris pour un fou et embarqué violemment par les forces de sécurité. Aujourd’hui, nous sommes tous solidaires, nous n’avons plus peur !

En quelques instants, nous avons été violemment refoulés sur la place de la mairie de Tunis et nous nous sommes dispersés dans l'euphorie... Nous avions compris ce jour-là que Ben Ali était déjà fini, nous ne savions pas quand ni comment, mais c’était la fin.

Nous sommes rentrés fiers, nous avions retrouvé notre dignité, notre liberté, n’était-ce que quelques secondes. Le soir même, des manifestations à Tunis, dans la cité populaire d'Ettadhammen, faisaient des morts, les Brigades d’ordre public (Bop, équivalent des Crs français) se sont retirées, alors qu’ils avaient le dessus et sans disperser les manifestants...

C’est alors qu’une demi-heure plus tard sont arrivés des casseurs. Le téléphone arabe nous avait prévenus : des casseurs inconnus (milices de Ben Ali) agissent et détruisent tous les commerces, sauf ceux où les Trabelsi-Ben Ali avaient des parts. Ils détruisaient des moyens de production alimentaires : ils voulaient nous affamer!

Le téléphone arabe en version 4G

Dès le début des manifestations, les seuls slogans étaient : «Dehors Ben Ali», «Trabelsi Voleurs», «Dégagez», «Liberté, Démocratie». Le ton était donné, mais la faim pouvait avoir raison de nous. C’est alors que tout s’est emballé, décès de Mohamed Bouazizi, l’armée entre dans Tunis...

Mais, à la stupéfaction générale, l’armée nous protégeait de la police ! Notre fameux téléphone arabe nous avait aussi prévenus de ce comportement exemplaire de nos militaires, mais c’était des rumeurs. Nous n’y avions cru que pour garder espoir, mais là, c’était pour de vrai. Ils ont mis leurs blindés entre la police et la population, la protégeant des snipers et des milices de Ben Ali. Et le fait le plus marquant a été l'image des commandos de l’armée saluant un martyr tombé la veille, un acte qui s’est produit partout dans le pays. La nouvelle se propage dans Tunis, à la vitesse de l’éclair, c’était le téléphone arabe en version 4G ! Nous sommes jeudi, nous sommes tous devant la télé et attendons le discours de notre dictateur. Nous suivons le discours... Les promesses...

Non, nous ne mourrons pas pour Youtube ou Dailymotion, nous combattons pour la liberté.

Vendredi, ce fut la journée de la manifestation de l’avenue Bourguiba, où le père fondateur de la nation côtoie l’annonciateur de la révolution (Ibn Khaldoun), la journée où Ben Ali prit la fuite, comme une poule mouillée, même pas le courage d’affronter son peuple.

Une question me tiraille... Comment avons-nous fait pour dormir pendant 23 ans ?

Vivre libre ou mourir

Ce vendredi 14 janvier a été pour nous un soulagement, de courte durée... Le système Ben Ali, toujours présent, a lâché ses milices telles des chiens dressés à l’attaque. Nous nous organisons, créons des comités de quartiers, nous n’avons plus peur !

Le combat n’est pas fini, nous terrasserons le système, nous créerons la démocratie, nous créerons notre liberté, car aujourd’hui nous voulons vivre libres ou mourir.

Aujourd’hui, je suis à Nice où je vis habituellement, au calme, je peux méditer sur ce qui s'est passé, et je suis heureux que l’Occident ne nous ait pas aidés, car nous avions besoin de ce mythe fondateur (1) pour créer notre démocratie.

Huit mois après, nous traversons des problèmes, l’économie est en berne ; l’individualisme et notre apprentissage de la démocratie et de la liberté d’expression pourraient nous coûter cher, très cher même ; nous versons tous dans le dogmatisme idéologique, et ne comprenons pas que les avis contraires devraient nous faire réfléchir, méditer sur le point de vue «adverse», nous versons dans l’invective, et l’insulte.

Mais j’ai confiance en notre peuple, notre révolution ne sera confisquée par personne, du moment où les élections sont transparentes et non truquées, je ne pense pas qu'après Ben Ali nous aurons un apprenti dictateur, car le siège n'est désormais plus boulonné, mais plutôt éjectable !