Akram Belkaïd* - Entre les deux voisins, qui n’ont jamais su vraiment comment se parler, c’est de nouveau le temps des récriminations et des reproches.
Donc, c’est nous autres les Algériens, qui sommes devenus les grands méchants du moment révolutionnaire arabe... Tout cela à cause de la famille de Kadhafi qui n'a rien trouvé de mieux que de se réfugier chez nous. Raison humanitaire a avancé le gouvernement sans vraiment convaincre les médias occidentaux et encore moins les rebelles libyens. Étrange situation, n’est-il pas ?
Durant des années les Libyens, officiels ou non, ont constitué pour les Algériens ce que les Anglais et Américains ont l’habitude de désigner par «a pain in the a...» – soit traduit de manière prudente : «une douleur dans le fondement» – et voilà que, Kadhafi tombé, cela continue de plus belle. Au passage, bon courage à nos officiels qui auront à gérer Hannibal et ses frasques (qu’ils passent un coup de fil aux autorités suisses, elles auront peut-être de précieux conseils à leur donner).
Dans le collimateur des médias
Avant d’aller plus loin, relevons, comme me l’a fait remarquer le politologue Nawfel Brahimi que personne ou presque ne s’émeut plus du fait que Ben Ali et sa madame sont réfugiés en Arabie Saoudite malgré un mandat international émis par les autorités tunisiennes (les Kadhafi entrés en Algérie ne font pas encore l’objet d’un mandat d’arrêt même si l’Onu a demandé qu’on leur refuse le droit de traverser une frontière). Quand un pays – et son régime – sont dans le collimateur des médias internationaux (même le très perspicace et mesuré ‘‘Guardian’’ s’y met !), il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est d’attendre de meilleurs jours et surtout, de se démocratiser pour ne pas prêter le flanc à une future intervention humanitaire que je vois arriver à la vitesse d’un cheval au galop. Mais passons.
En fait, l’un des intérêts de cette affaire est qu’il interpelle les Algériens sur la nature de leurs relations avec leurs (turbulents et instables) voisins libyens. Il y a près de deux ans, quand tout le monde chez nous (ou presque) s’est mis à insulter l’Egypte et les Egyptiens, je me suis rappelé d’une séquence comparable même si elle a eu moins d’intensité et qu’elle semble être oubliée. Souvenez-vous, c'était au milieu des années 1980. L'équipe de foot de Mascara était tombée dans un traquenard à Tripoli lors d’un match qui s’était terminé dans l’obscurité, où Belloumi avait été gravement blessé et où les joueurs algériens avaient été coursés à l’arme blanche jusqu’au fond de leur vestiaire. L’épisode a donné naissance à l’expression «ils ont éteint la lumière» qui signifie à la fois un coup de Jarnac et une propension à être de (très) mauvais joueurs. A l’époque, il n’y avait pas de presse indépendante pour jeter de l’huile sur le feu et provoquer une crise diplomatique mais les propos anti-libyens s’étaient répandus comme une traînée de poudre.
Ce voisin inconnu
Qu’ils le veuillent ou non, les Algériens savent qu’ils ont beaucoup en commun et à partager avec leurs voisins marocains, tunisiens et même égyptiens (si, si, je vous l’assure). Par contre, le Libyen n’existe pas ou si peu. Il n’apparaît jamais au premier plan. Il est ce voisin inconnu et peu visible dont on ne pense pas grand bien, dont on se moque aussi parce que ses poches pleines de pétrodollars ne l’ont pas encore paré de toutes les vertus que l’on prête à la civilisation urbaine. Et puis Kadhafi nous a si souvent fait rire avec ses déclarations à l’emporte-pièce, ses comédies ridicules (ah, sa tente et sa soit-disante frugalité bédouine…) et ses décisions inattendues. Comment le prendre au sérieux? Comment prendre son peuple au sérieux ?
Aujourd’hui, on sent bien que la mayonnaise nationaliste et chauvine est en train de prendre. Les propos belliqueux du Conseil national de transition (Cnt) libyen à l'égard de l’Algérie, ou plutôt du gouvernement algérien, font leur petit chemin et titillent notre fierté. Chez nous, il y a des moustaches bien viriles qui frémissent et des torses qui bombent. «Quoi ? Comment ? Ces rebelles, ces auxiliaires de l’Otan nous provoquent ? On va voir ce que l'on va voir…» C'est comme si une mécanique de l’affrontement mutuellement bénéfique se mettait en place. Le Cnt, divisé mais aussi incapable de donner un sens politique à sa victoire militaire contre Kadhafi, semble avoir besoin d’un ennemi à la frontière, rôle qui est donc dévolu à l’Algérie. Rien de mieux qu’une révolution menacée de l’extérieur pour faire oublier les dissensions et, peut-être, occuper les djihadistes qui commencent à pointer le bout de leur barbe…
L’urgence démocratique à la trappe
Dans le même temps, il ne faut pas être naïf. Les gonflements de biceps du Cnt sont une bénédiction pour le pouvoir algérien. Rien de mieux pour ressouder les rangs et faire taire les revendications des uns et des autres. «Quoi, des réformes ? Vous n'y pensez pas. On va attendre un peu, le temps que ces maudits rebelles libyens se calment. Non, ce n'est pas le moment. Le pays est assiégé. Un complot est en cours. L’Otan, la France et le Cnt nous menacent et vous osez parler de l'urgence démocratique ? Soyez sérieux et nationalistes, s'il vous plaît.» On connaît la chanson, n'est-ce pas ? Elle nous a été servie à maintes reprises depuis l’indépendance. Le Cnt, ce fieffé haggar…
Cela me mène à penser que ce Printemps arabe que nous ne cessons de célébrer a encore beaucoup de victoires à réaliser. L’une d'entre elles sera que les peuples arabes arrivent à s’affranchir des propagandes chauvines et qu’ils apprennent à mieux se connaître au-delà des clichés et des discours lénifiants sur la fraternité et le passé (glorieux) commun. Cela ne se fera pas en quelques semaines. Il faudra que les frontières s’ouvrent, que les visas disparaissent (le présent chroniqueur peut attester que les visas les plus durs à obtenir sont ceux des pays «frères») et qu’il y ait des mouvements de population de part et d’autre des frontières. Cela viendra sûrement lorsque les processus de démocratisation se seront réellement enclenchés et qu’auront enfin disparu ces théâtres d’ombre qui excellent dans l’art de manipuler l’amour-propre des peuples et de leur faire confondre chauvinisme nationaliste et patriotisme.
Source ‘‘Le Quotidien d'Oran’’