Nejib Tougourti écrit – Il ne peut y avoir de démocratie et de souveraineté populaire, réelles, sans une accessibilité parfaite, pour tous les citoyens, à l’information.
J’ai suivi, il y a quelques années, le travail d’une collègue qui, pour des besoins de comparaison avec le lot de ses malades, a étudié un échantillon de personnes normales, ne souffrant d’aucune gêne cognitive dans leur vie quotidienne. Son groupe témoin comportait des sujets de condition modeste ou juste moyenne, adultes, hommes et femmes, Tunisiens dont près du tiers avait moins de trente cinq ans et un niveau d’éducation, minimum, du deuxième cycle du secondaire. Incidemment et pour explorer leur connaissance des expressions les plus familières, on soumettait à ces volontaires des termes puisés des bulletins d’information des médias officiels, qu’on leur demandait d’expliquer.
Le discours qui tourne à vide
Quelle fut notre surprise de découvrir que la plupart des locutions, en arabe littéraire, qui revenaient, pourtant, inlassablement, dans le langage officiel, de l’époque, des responsables de l’ancien régime et de son élite, étaient, incompréhensibles et inaccessibles pour la plupart des personnes interviewées, grossièrement représentatives de la population générale du pays.
Frappé par ces résultats, inattendus, j’ai, depuis cette expérience, pris l’habitude de demander, sans en avoir l’air, à des membres de mon entourage, cadres moyens ou supérieurs, peu férus de politique, de bien vouloir m’expliquer certains des néologismes, très nombreux, arabes et français, utilisés par nos rédacteurs journalistes dans les bulletins et commentaires d’information, du petit écran et les éditoriaux et analyses de nos quotidiens.
J’ai acquis, peu à peu, la certitude que nos principaux médias, quand ils traitaient de la politique intérieure du pays, utilisaient, peut-être à dessein, pour impressionner ou sélectionner leurs populations cibles, un langage hermétique, peu accessible, que le commun des Tunisiens n’arrivait pas, le plus souvent, à déchiffrer correctement.
Cet état de fait m’inquiétait peu, avant la révolution. Le discours officiel était creux, plein de mensonges, dénué d’intérêt et j’enviais, même, les personnes qui, par une cécité verbale sélective et opportune, étaient invulnérables à ses effets toxiques et abrutissants.
Le paysage médiatique de la Tunisie, après la révolution a, certes, subi des transformations notables. Les médias officiels, la chaine nationale de télévision, qui reste très suivie, ont fourni un effort louable pour assurer une information objective et neutre. Le problème de la terminologie et du vocabulaire utilisés et de leur accessibilité à la grande majorité des tunisiens, reste, cependant, entier.
Le retour de l’information langue de bois
Le journal de vingt heures a, de plus en plus tendance, ces derniers jours, à s’étaler en longueur. Un jargon pédant qui rappelle celui de l’ancien régime, revient, par intermittence, lors de la couverture des colloques et conférences nationaux ou internationaux. Réserver un grand espace à ces évènements, jugés d’intérêt public, sans, pour autant, prendre la peine de les introduire, expliquer leur contexte et présenter leurs conclusions d’une façon claire, nuancée et accessible au commun des Tunisiens, fait courir le risque de désintéresser, à court terme, le citoyen ordinaire, de la vie culturelle et politique du pays et d’augmenter ses sentiments de rejet et de dépit à l’égard d’une élite qui a lamentablement échoué, dans le passé et jusqu’à nos jours, à établir des canaux d’une communication naturelle et directe avec la population.
Il est certes difficile, en l’absence d’études sérieuses, d’avoir une idée précise de l’impact, actuel, de nos moyens d’information sur l’opinion publique, de la qualité de leurs messages et de leurs réceptions, selon le niveau d’éducation de chaque citoyen et l’intérêt qu’il accorde à leur contenu. Le recours, fréquent, à une terminologie nouvelle, de plus en plus riche, souvent empruntée à des agences de presse étrangères et traduite, d’une façon plus ou moins libre, en arabe littéraire, approximatif, devrait, cependant, augmenter les difficultés de compréhension d’un grand nombre du public cible, qui ne pourra ni suivre ni discuter des sujets qui sont, pourtant, supposés l’intéresser.
L’ancien régime a contribué d’une façon importante à la détérioration du niveau d’éducation générale de la population. La dégradation des performances de nos écoles et du niveau de l’enseignement, le nivellement, vers le bas, de l’activité culturelle dans le pays, l’interdiction qui frappait les forums politiques et les échanges libres des idées, la censure qui s’abattait sur toutes les formes d’expression, littéraires et artistiques, ont majoré, d’une façon inquiétante, la proportion des citoyens qui souffrent, aujourd’hui, d’un appauvrissement, extrême, de leur bagage sémantique, dans les domaines qui concernent, en particulier, les droits et devoirs civiques et la vie sociale, associative et politique. Il s’agit là d’une donnée qu’on ne peut nier, sans compromettre tous nos efforts de redonner vie au sens citoyen du Tunisien.
A l’aube d’une expérience démocratique pour laquelle on s’active, tous ensemble, à assurer toutes les conditions, nécessaires, à son succès, il est impérieux de se rappeler qu’il ne peut y avoir de démocratie et de souveraineté populaire, réelles, sans une accessibilité parfaite, pour tous les citoyens, à l’information. Cette dernière ne peut être complète si elle est laissée dans sa forme brute, non accompagnée de commentaires, d’illustrations, d’explications complémentaires, de références, d’avis contradictoires d’experts et de spécialistes, qui permettront au public récepteur d’acquérir de nouvelles connaissances et d’arriver, en même temps, à se faire une propre opinion, qu’il peut défendre et transmettre, d’une façon claire et précise. Il s’agit donc d’un travail gigantesque d’éducation politique et civique qui doit être mené, sans tarder, par nos médias, nos élites, nos politiques et dans nos écoles, afin de fournir à la prochaine étape de reconstruction d’une nation, libre, démocratique, responsable et unie, toutes les chances de réussite.
La preuve par Abdelaziz Laroui
Durant les premières émissions de la radio tunisienne, un journal en langue dialectale, commentait pour les autochtones et sous l’occupation, l’actualité politique internationale et les nouvelles des différents fronts de la seconde guerre mondiale. Feu Abdelaziz Laroui, avec beaucoup de professionnalisme et de talent, arrivait à informer tous les Tunisiens, malgré le faible niveau général d’éducation, à l’époque, de la population, des péripéties des combats, de l’équilibre des forces en confrontation, des enjeux des différentes batailles et des répercussions de leurs issues possibles sur le pays. Il a continué, après l’indépendance, à commenter les événements politiques qui ont marqué les premières années de la jeune république tunisienne, avec clairvoyance, beaucoup de franchise et dans une langue agréable, compréhensible, purement tunisienne que le peuple saisissait, avec aisance, dans toutes ses finesses et subtilités.
Nos moyens d’information se sont mis, depuis, progressivement, au service exclusif d’une élite qui vit cloitrée dans sa tour d’ivoire, indifférente au sort du reste de la population. Un nouvel espace d’information et de communication, public, à grande diffusion, sur tout le territoire national, dirigé par des professionnels hautement qualifiés et inspirés par l’action des pionniers de l’information dans notre pays, devrait être créé, rapidement, pour redonner aux Tunisiens le sens, que beaucoup ont perdu, de la nation, de la responsabilité commune et de l’intérêt public, diffuser, à grande échelle, les valeurs de la liberté et de la démocratie, doter le citoyen d’une culture politique digne de l’ère postrévolutionnaire, l’immuniser contre les courants extrémistes, de gauche ou de droite et le faire participer, de nouveau, pleinement, avec enthousiasme et entrain, à la vie politique de son pays.