Mongi Karrit – La loi doit être appliquée à tous, quels que soient les motivations, desseins et démarches. Personne n’est au-dessus de la loi même lorsqu’il s’agit de chômage, de pauvreté extrême ou de culte.
Il est inutile de rappeler en détail les problèmes que notre pays a connus depuis la révolution du 14 janvier 2011. Certains d’ordre économique et social tels que le chômage et le déséquilibre régional sont susceptibles d’avorter la révolution et pourraient, s’ils persistent, constituer un danger potentiel à la démocratie.
La liberté et/ou le désordre
En outre, la question des libertés est, de l’avis de beaucoup de gens, un problème auquel est confronté notre pays qui aspire à la démocratie et la liberté, après un demi- siècle d’oppression et de dictature. La liberté a-t-elle des limites ? Quels en sont les dangers lorsque la loi n’est pas respectée ?
Avec l’avènement de la révolution tout, ou presque, est devenu permis. Les dérapages, le laisser-faire, l’anarchie, etc., ont été favorisés par l’absence de l’autorité et de l’ordre. Certains agissements sont en voie de disparition, d’autres persistent.
L’invasion de l’espace public par les étals du commerce parallèle en est une illustration. Outre le désordre qu’elle a engendré sur la voie publique la vente illégale de produits d’origine inconnue et de qualité non contrôlée a sévèrement nui au commerce. Devrait-on autoriser ce commerce parallèle au nom de la résorption du chômage ?
Les constructions illégales et anarchiques en sont un deuxième exemple. Le paysage urbain s’est affreusement transformé. Des cabanes/kiosques ont poussé un peu partout sur les grandes avenues. Des terrains vierges sont devenus des décharges pour les remblais. Des cours d’eaux pluviales ont été obstrués par toutes sortes d’objets. Les inondations de cet automne pourraient s’avérer désastreuses. Un spectacle désolant pour des habitants impuissants.
Le manque de respect au code de la route s’ajoute à ces problèmes. Le manque de civisme s’est accentué. Le respect du feu rouge et de l’excès de vitesse n’est observé que par une minorité de conducteurs. Beaucoup ont profité de l’absence des agents de circulation et de l’interruption temporaire de l’utilisation des radars de contrôle de vitesse.
Inutile de s’attarder sur les manifestations qui ont engendré le blocage des voies de circulation routières et ferroviaires entre les villes et qui ont nui considérablement aux voyageurs et aux industries. L’effet est aussi important s’agissant de la violation des conduites d’adduction d’eau potable desservant certaines villes.
L’interruption volontaire des meetings politiques persévère. Il s’agit pour certains courants politiques d’avorter toute réunion à idéologie différente. C’est de l’adversité beaucoup plus que de la concurrence loyale. Et dire que ces courants prétendent protéger la démocratie et la liberté.
Intolérance et démonstration de force
Mais lorsque le laisser-faire s’installe définitivement il y a problème. Les fauteurs, profitant de conjonctures exceptionnelles où l’ordre fait défaut, non seulement imposent leurs lois mais chercheront par tous les moyens à préserver leurs acquis et continueront sur la même voie pour obtenir plus de pouvoir et gagner en présence.
Les islamistes, entre autres, tirent avantage de cette situation anarchique. Dès le prêche du vendredi succédant au 14 janvier les imams connus pour leur connivence avec le régime du 7 novembre ont été évincés. Un des imams a dû déguerpir suite à son agression aux chaussons. Qui nomme qui en tant qu’imam ?
Par la suite et face à un public spectateur les islamistes se sont permis de faire la prière dans les avenues faisant fi du respect d’autrui et des espaces publics. Les mosquées ne sont-elles pas les lieux communs réservés à la prière ?
Beaucoup de femmes et de filles à la tenue moderne ont déserté le centre-ville de Tunis, par peur d’être agressées par quelqu’un d’intolérant dans un climat insuffisamment sécurisé.
Des mosquées ont été couvertes de banderoles incitant à la croyance et la prière. Les messages ont été suspendus au minaret, aux clôtures et même aux mâts des lignes téléphoniques et des troncs d’arbres. Une façon insolite pour faire de la propagande pour la religion. Depuis quand l’espace public est-il réservé à de tels messages ?
Les imams aux premières lignes
Les imams qui ont pris la relève après l’avènement de la révolution ont transformé le message du minbar. Celui-ci est devenu une tribune politique et idéologique. Les débats télévisés sont désormais analysés et critiqués au cours du prêche du vendredi. Les penseurs, les philosophes et les animateurs de plateaux de télévision sont constamment attaqués et traités d’athées. Les musulmans qui osent proposer des interprétations différentes sont rappelés à l’ordre. Seuls les imams ont le droit exclusif d’expliquer les textes religieux. Toute tentative est une violation du sacré. Un des imams s’est même permis de critiquer les positions des autorités religieuses vis-à-vis de la projection du film d’une réalisatrice. Il s’est également permis de promettre aux fidèles un discours adapté à leurs interventions. Ceux qui doutent des propos de cet imam seront réprimandés. Il a essayé de convaincre les fidèles que la Tunisie ne peut être gouvernée que par un Tunisien croyant. Un autre a déclaré durant le prêche de l’Aïd El Fitr la nécessité pour la femme de porter la burqa ou le niqab. Est-ce cela le rôle des imams ? Oublient-ils qu’ils sont rémunérés à partir de fonds provenant des impôts de tous les Tunisiens qu’ils soient politisés ou apolitiques. Bref, la leçon hebdomadaire est devenue un prêchi-prêcha qui risque à la longue de faire fuir les fidèles modérés dont je fais partie et de créer un conflit grandissant entre les modérés et les durs.
La mobilisation politique déguisée en action humanitaire
Les partis Ennahdha et Upl, dans le souci d’élargir leur base de supporters et partisans en vue de la future élection de l’Assemblée constituante, se sont engagés dans des actions humanitaires moyennant des fonds dont l’origine demeure douteuse. On a pu voir des actions insolites et inacceptables dans une période électorale. Des vivres ont été distribués aux familles nécessiteuses. Des factures de consommation domestique ont été prises en charge. Mieux encore, des mariages ont été financés. La dernière trouvaille consiste à ériger des tentes où du personnel médical prodigue des soins gratuits aux malades nécessiteux. La fin justifie les moyens. L’important c’est de mobiliser le plus grand nombre d’électeurs et l’achat des voix y contribue. On s’attend à des représentants non représentatifs si un terme n’est pas mis à cet humanitaire déguisé. Les actions humanitaires dans d’autres circonstances seraient bien sûr les bienvenues, surtout lorsque plusieurs partis et associations y contribueraient.
Les sons des haut-parleurs des mosquées s’élèvent de plus en plus en volume, on dirait intentionnellement.
Des versets du Coran sont récités via ces baffles alors que les croyants savent que leur récit n’est permis que lorsque les croyants sont disposés à les écouter physiquement et psychologiquement. L’appel à la prière dans un quartier donné émane de plusieurs mosquées à la fois d’où la difficulté de discernement lors de l’écoute. Au nom du sacré, les responsables des mosquées imposent leur volonté. Ils pourraient faire l’effort de maîtriser la consommation électrique des mosquées. L’énergie coûte énormément cher à la communauté, donc au contribuable politisé soit-il ou apolitique.
Des caisses se font visibles dans les mosquées pour collecter des fonds destinés à prendre en charge les frais de l’entretien des espaces du culte. Ces collectes sont, au regard de la loi, illégales et pourtant les autorités ne réagissent pas avec fermeté pour arrêter à ces agissements. Indépendamment du caractère légal de la collecte, qui pourrait indiquer et contrôler la destination et l’usage réels de cet argent.
Tous ces agissements faits au nom d’une liberté sans limites ne contribuent pas à la préparation d’un terrain propice à la démocratie. Ils n’ont qu’un seul but : profiter de l’instabilité, de la précarité de la situation et de l’illégitimité du pouvoir, assouvir ses besoins personnels, imposer aux autres son avis, ses visions et ses croyances.
Malheureusement, le gouvernement, occupé à résoudre les problèmes de sécurité intérieure et extérieure, de chômage et de relance économique, laisse faire dans certains cas et se montre moins laxiste dans d’autres. Il n’est pas le seul à critiquer.
Les partis politiques sont aussi à blâmer puisqu’ils ne font pas face à ces dépassements, appliquant le proverbe : «Quand mon ami est borgne, je le regarde de profil». Il est toujours pour eux question de mobiliser davantage d’électeurs et ils se contentent de faire quelques déclarations sporadiques concernant certaines questions spécifiques.
Les associations, dont le nombre dépasse actuellement onze mille, sont aussi appelées à réagir. Condamner les mauvais agissements et soutenir les actions de liberté font partie de leurs activités.
La majorité silencieuse – que j’appelle masse silencieuse et dont je fais partie – doit aussi sortir de son silence et contrer tous les actes susceptibles de nuire à la liberté et à la démocratie. Les diverses manifestations de cette majorité en faveur de la démocratie et de la modernité demeurent malheureusement insuffisantes par rapport aux manifestations du pôle au projet différent.
La loi doit être appliquée à nous tous, quels que soient nos motivations, desseins et démarches. Personne n’est au-dessus de la loi même lorsqu’il s’agit de chômage, de pauvreté extrême ou de culte. Le civisme, le patriotisme, la tolérance, le respect et l’acceptation de la différence de l’autre sont des exigences de la liberté et de la démocratie. Vivre en harmonie et tolérer l’autre est un des pré-requis pour la Tunisie de demain que nous voulons juste, libre et démocratique.
* Citoyen de la masse silencieuse.