Abderrazak Lejri* écrit – Les indépendants ne représentent pas une menace pour la cohésion de la Constituante, mais une chance pour l’avenir de la Tunisie.
Depuis la publication des statistiques sur les listes des partis et des indépendants totalisant 1.600 inscrits, démontrant la vitalité de la société civile, le débat fait rage sur la prolifération des listes indépendantes comme on s’est interrogé auparavant sur la prolifération – somme toute explicable après des décennies de dictature – du nombre de partis au fur et à mesure de l’obtention de leurs visas.
A moyen terme, pour ce qui est des partis, la réalité du terrain et la sanction des urnes opérant, on peut s’attendre à ce que, sous l’effet des coalitions et une fois les plaisantins opportunistes dégagés de la scène politique, le jeu sera clarifié et les partis auront la priorité pour jouer leur rôle dans un cadre démocratique, ce qui est loin d’être le cas dans la foire d’empoigne d’aujourd’hui.
Le spectre de l’émiettement des voix
L’existence d’un nombre d’inscrits indépendants, qui avec 700 listes représentent 41%, n’est pas une catastrophe comme veulent argumenter les membres des partis en lice sous prétexte d’émiettement des voix préfigurant l’avènement d’un groupe de 217 personnes d’avis différents pouvant être dissonants voire paralysants lors des débats de la Constituante.
Ayant passé le temps des chamailleries (il est plus approprié de parler d’accusations éhontées et de violences verbales voire physiques) entre eux pour cause de concurrence électorale et de «drague» des électeurs potentiels en-dehors de toute règle déontologique, les partis se retournent en ce moment contre un ennemi commun tout trouvé : les listes indépendantes boucs émissaires désignés cibles de leurs attaques et invectives.
Les partis – qui sont appelés à exercer le pouvoir –, et que personne n’empêche de commencer à préparer leur vision de la gouvernance, se trompent d’échéance en agitant le spectre de la confusion et d’émiettement des voix si l’électeur opte pour les listes indépendantes lors des élections du 23 octobre.
Or dans le cas d’espèce, on oublie que l’échéance du 23 octobre a pour première priorité la fondation d’une nouvelle république dont le premier acte est la rédaction de la nouvelle Constitution.
Le rôle d’opposition interne
Durant cette première étape, ce que les Tunisiens veulent, c’est une Constitution qui traduise non la volonté hégémonique de certains partis via leurs pièges sémantiques ou leurs manœuvres politiciennes – la quête du pouvoir pouvant conduire aux pires dérives et compromissions via les alliances – mais celle d’une société civile plurielle qui est représentée par des indépendants qui ont toutes les chances de refléter les différentes composantes du peuple.
Le fait que la majorité des indépendants n’ont pas intégré les partis selon leurs sensibilités politiques (c’est ce qui leur est reproché par ces derniers) traduit justement l’échec de ces mêmes partis à convaincre les premiers d’un ralliement soit à leur doctrine soit à leur façon d’opérer.
Les autres causes qui expliquent ce phénomène sont le manque de confiance et la désaffection toute naturelle envers ceux qui du temps de Ben Ali ont joué le rôle de fausse opposition et la majorité des nouveaux d’entre eux qui véhiculent une image négative et in fine pour la bonne raison que la révolution – qui a surpris tout le monde – s’est faite en dehors des partis.
Les indépendants se voient justement reprocher leur indépendance, jugés qu’ils sont d’être des électrons libres dépourvus de bon sens, de capacité de débattre de façon consensuelle et de rébellion contre les appareils, comme si l’affiliation à un parti permet d’absoudre tous les défauts.
Bien au contraire, le fait qu’un membre de parti est redevable de comptes au sien le rend aliéné à sa ligne politique sauf en cas de débat démocratique interne dont on peut douter en ce moment alors qu’il y a lieu de penser qu’un indépendant aura un contrat direct avec le peuple via les électeurs qui l’auront choisi l’autorisant a priori à défendre les intérêts supérieurs de la nation en-dehors de toute contrainte d’appareil et avec d’autant plus d’indépendance que certains n’ambitionnent même pas de se présenter à titre personnel aux législatives.
Il est des associations plus organisées, plus efficientes et plus actives que bien des dizaines de nouveaux partis qui tiennent davantage de regroupements familiaux.
Au contraire, la présence des indépendants au sein de la Constituante permettra de bâtir avec les représentants des partis qui sont sincères les fondamentaux de la nouvelle république – et au cas où – de jouer en plus d’acteur de propositions, le rôle d’opposition interne aux éventuelles dérives de certains partis qui tenteraient de piéger le texte de la nouvelle Constitution et d’alerter par le relais des médias, l’opinion publique.
Entre les concepts et les réalités
Les partis qui mettent en avant surtout leurs programmes économiques et sociaux en ce moment pour les élections de la Constituante sont en train de tromper l’opinion publique comme l’a si bien affirmé, lors d’un débat restreint, le penseur Youssef Seddik qui conduit une liste indépendante à l’Ariana.
Il est vrai que, face aux attentes urgentes sur tous les plans des populations démunies, la constituante et la démocratie peuvent être qualifiées de concepts théoriques pour des intellectuels nantis et les personnes en situation de précarité ne peuvent avoir la lucidité ou le bon sens d’admettre qu’on va mettre le court terme entre parenthèses et on ne peut leur demander de se projeter dans le long terme eux qui vivent dans la désespérance quotidienne (pour un ouvrier journalier le long terme c’est le mois prochain).
A contrario, ceux qui ne sont pas en situation économique difficile vivent avec un extrême bonheur la révolution du 14 Janvier qui les a surpris en leur apportant sur un plateau le pain béni, tant les débats d’idées, les libertés et les prémices même balbutiants de démocratie dont ils ont été longuement sevrés viennent en complétude d’une vie végétative tronquée.
Contrairement aux petits bourgeois pour qui rien n’est jamais assez parfait, pestant quotidiennement contre le désordre, les mendiants qui les indisposent et les poubelles qui polluent leurs quartiers, ceux qui n’ont ni emploi, ni poubelles (exclus de la consommation, ils n’ont ni contenu ni contenant) et qui quémandent les 450 millimes pour leur café quotidien pour remplir leurs longues et mornes journées jalonnées d’ennui et d’attente, ne sont pas en disposition d’admettre la logique qu’on les fasse attendre davantage.
C’est sur ce terreau fragile (il y a des naïfs qui croient aux miracles) qu’un héraut de l’imposture à la tête du parti-entreprise Upl a bâti son discours illusionniste truffé de promesses trompeuses et diffusé par force marketing et lors d’une grande messe électorale digne de Citizen Kane : plus d’un million d’emplois et 10% de croissance ici et maintenant et j’en passe !
Le nécessaire sursaut des indépendants
On remarque un essoufflement de l’ardeur combattive et une certaine démobilisation qui gagne quelques franges de la société civile et plus particulièrement la jeunesse qui paraît de plus en plus découragée et désabusée.
On peut tenter d’expliquer les raisons de ce désenchantement par une déception quant au mauvais rendu sur les dossiers vitaux d’un gouvernement provisoire qui n’a pas répondu aux attentes d’une jeunesse impatiente et le piteux spectacle d’une certaine classe politique irresponsable et opportuniste.
Il y a aussi le dégoût que leur inspire la collusion de la politique et l’argent (sur ce plan, il leur paraît que rien n’a vraiment changé), et il faut rappeler que le pouvoir de Ben Ali n’a vacillé puis n’est tombé que lorsqu’en plus d’avoir été dictatorial, il est devenu vénal au-delà des limites extrêmes et intolérables.
Or l’aspect vénal qui caractérise l’approche de certains partis affichée ou sous-terraine même avec des gardes fous démocratiques risque d’aboutir à une autre dictature : celle de l’argent dont les effets pervers ne sont pas moins néfastes comme on le voit aux USA, en France et en Italie, où les puissances financières aux pouvoirs débridés ont non seulement asservi l’exécutif mais paupérisé la majorité des classes moyennes.
Sommes-nous en train de nous acheminer vers un scrutin où les «minorités agissantes» à qui on doit la révolution : femmes, jeunes, populations des régions – selon la fatalité historique où toute révolution bénéficie davantage aux opportunistes et aux profiteurs qu’à ses initiateurs – ne vont rien peser face aux appareils structurés ?
Aurons-nous le 24 octobre la gueule de bois suite à une marginalisation des indépendants au sein de la Constituante alors que jusqu’à maintenant, sur le plan symbolique, notre révolution a impressionné le monde entier par la formidable implication des jeunes adossés aux nouvelles technologies, la stricte parité imposée sur les listes électorales, un niveau jamais atteint d’implication de la société civile via les listes indépendantes, etc. ?
A 20 jours de l’échéance cruciale des premières élections libres, en dépit d’une lutte inégale avec les partis et de la première fausse note de l’Isie par l’octroi d’une allocation de campagne électorale insignifiante, la société civile et les indépendants ne doivent pas baisser la garde et se doivent de relever le défi, car s’ils sont indépendants, ils ne sont pas seuls.
* Membre de la Ligue tunisienne pour la citoyenneté (Ltc).