Yves Gonzalez-Quijano* écrit - Depuis son lancement, Nessma TV joue la carte de la provocation. Lorsqu’elle choisit de programmer ‘‘Persepolis’’, ce n’est donc pas exactement innocent.
Provocations salafistes en Tunisie (Le Figaro) – Tunisie: vent de haine contre ‘‘Persepolis’’ (Europe 1) – Des salafistes tentent de brûler une chaîne de télévision (La Dépêche) – Des salafistes attaquent le siège de Nessma TV en Tunisie (RFI) – Des islamistes s’attaquent à la télé après la diffusion de ‘‘Persepolis’’ (Le Parisien) – Des salafistes s’en prennent à une chaîne de télévision (France-Soir) – Une chaîne tunisienne attaquée par des islamistes pour avoir diffusé ‘‘Persepolis’’ (Le Monde) – Des islamistes déchaînés contre le film Persepolis à Tunis (Radio Canada) – Des islamistes radicaux contre la diffusion de “Persepolis” et l’interdiction du niqab dans des universités (Le Nouvel Observateur) – Offensive islamiste contre une télévision et une université (TF1).
Un innocent dessin animé
Cette rapide sélection de titres donne le ton : Tremblez ! Les hordes islamistes déferlent ! Protégez «nos» médias ! La Tunisie – dont il est clair qu’elle est implicitement fragilisée par la révolution – est en proie à la violence des extrémistes de l’islam politique. Une violence d’autant plus effroyable qu’elle se déchaîne contre un innocent dessin animé. Racontée ainsi, cette histoire, qui ajoute de l’eau au moulin (à prières ?) de l’islam-qui-nous-fait-si-peur mérite d’être replacée dans son contexte, et prolongée par quelques informations.
Nessma TV, la cible des manifestants tunisiens en question, ce n’est pas juste «la télé», comme le dit le titre du ‘‘Parisien’’. Créée avec la bénédiction du président Ben Ali, cette chaîne privée était financée, lors de son inauguration en août 2009, par deux publicitaires tunisiens, les frères Karoui (promoteurs de la Star Ac’ Maghreb), associés à deux autres investisseurs, Tarek Ben Ammar (producteur, Pdg de la société Quinta Communications), à égalité avec… Mediaset, la société de Sylvio Berlusconi ! En réalité, le montage est encore plus compliqué, et la présence du cavaliere plus importante que ne le montrent les seules apparences (pour plus de détails, voir cet article sur le site Babelmed). Ce malodorant mélange des genres entre médias et politique – Al-hamdu lillah ! ce n’est pas en France qu’on verrait ça ! – explique sans doute que Nessma – la brise parfumée en arabe – ait bénéficié d’une apparition exclusive dans ses studios de la secrétaire d’Etat des USA, Hillary Clinton, lors de son passage en Tunisie, quelques temps après la révolution (article http://international.daralhayat.com/internationalarticle/246891 dans Al-Hayat).
La carte de la provocation
Depuis son lancement, Nessma joue la carte de la provocation : débats corsés (à l’italienne ?) sur les questions de sexualité et surtout programmation de séries toutes plus brûlantes les unes que les autres, avec notamment un très controversé biopic sur Saddam Hussein réalisé par la BBC (pays ayant tout de même contribué militairement à la chute du personnage-titre interprété, délicate attention, par un acteur israélien !) ; mais aussi des séries iraniennes qui ont pour particularité de soulever la très épineuse question de la représentation prophétique ; et dans la même lignée, pour le dernier ramadan, le très polémique ‘‘Hassan, Hussein et Moawiyya’’, un feuilleton historique sur la grande fitna, les origines du «schisme» entre musulmans sunnites et chiites.
Lorsque Nessma TV choisit de programmer ‘‘Persepolis’’, ce n’est donc pas exactement innocent. Au Liban, qui n’est pas le pire endroit de la région pour ce qui est de la censure, sa projection, en mars 2008, n’a été possible qu’après la mobilisation des milieux intellectuels et d’une partie de la scène politique. Le proposer en Tunisie, à quelques jours d’élections particulièrement importantes, relève assez clairement de la provocation vis-à-vis des différents partis qui se réclament de l’islam politique. L’allusion aux dérives inquiétantes d’un pays soumis à la dictature des religieux est assez transparente…
Passe encore que Nessma TV fasse feu de tout bois pour défendre ses opinions et mette dans le même sac islam chiite de la révolution religieuse de Téhéran et programmes des multiples partis religieux qui se présentent aux élections. Mais en prime, si l’on ose dire, ‘‘Persepolis’’ a de quoi heurter les sensibilités des fidèles en proposant une représentation figurée de Dieu, une question particulièrement sensible dans l’islam sunnite comme on le sait. Enfin, et peut-être au risque de surinterpréter les choses, on remarque également que le film de Marjane Satrapi a été doublé en (dialecte) tunisien, un choix linguistique qui n’est pas forcément sans importance quand on sait que les partisans de l’islam politique sont aussi, souvent, des défenseurs acharnés de l’arabe dit «classique» (appelé parfois aussi «coranique» par allusion à la langue employée dans le livre révélé des musulmans). Proposer cette critique sans concessions de la dictature des mollahs traduite dans cette «mauvaise» langue qu’est le dialecte tunisien, c’est vraiment agiter le chiffon rouge !…
Un «salafiste» de service ?
Même si Ennahdha, le principal parti «islamiste» tunisien – en tête d’après les sondages – a fort politiquement condamné cette attaque qualifiée d’«acte isolé», à l’évidence les salafistes-/islamistes-radicaux-déchaînés-tentant-de-brûler-la-télé-après-l’interdiction-du-niqab-dans-les-universités n’ont pas manqué de tomber dans le panneau. Et d’autant plus qu’on leur a peut-être donné un petit coup de main. En effet, l’excellent ‘‘Webdo’’ tunisien met en évidence, photos à l’appui, la présence d’un même «militant» (au moins) durant divers affrontements, à Sousse puis à Tunis (distante de 150 km environ). Sur la tête du Prophète, on pourrait même le confondre (c’est lui, en gris, avec une casquette) avec un provocateur, car il a l’air de très bien s’entendre avec des forces dites de sécurité qu’on a vu moins débonnaires en d’autres occasions…
La «grande» presse internationale, tellement empressée à relater l’attaque des «salafistes» tunisiens, se fera-t-elle l’écho de cette petite trouvaille de leur confrère tunisien (disponible en ligne, et en français) ? Cela jette tout de même un éclairage intéressant sur une «attaque» (bien entendu condamnable) qui, malgré tout, n’a guère réuni que quelques centaines de personnes et suscité bien plus de commentaires de violence !
- Les intertitres sont de la rédaction.
* Maître de conférence au département d’études arabes, université Lumière-Lyon II, et directeur du GREMMO (groupe de recherches et d’études sur la méditérannée et le Moyen-Orient), Yves Gonzalez-Quijano a dirigé avec Tourya Gaaybess, l’ouvrage collectif Les Arabes parlent aux Arabes (Ed. Sindbad).