Certes, Ennahdha n’a pas que des sympathisants en Tunisie. Il n’en reste pas moins que ce parti rencontre un succès populaire indéniable. Pourquoi ?
Par Jamel Dridi
Rares sont les analyses sur les raisons des succès populaires des mouvements islamistes politiques dans les pays arabes. Généralement, la question est traitée sous l’angle des conséquences (le plus souvent néfastes) de l’arrivée au pouvoir de ces partis. La Tunisie ne fait pas exception et quand on parle de l’islam politique tunisien, on entend souvent : «Les islamistes sont dangereux pour la Tunisie» ; «Ils ne vont rien nous amener de bon» ; «Ils vont faire fuir le tourisme» ; «Ils vont faire régresser la Tunisie», etc.
Certes, Ennahdha n’a pas que des sympathisants en Tunisie. Mais, qu’on le veuille ou non, ce parti rencontre un succès populaire indéniable. Et la question qui se pose est pourquoi ? Pourquoi, en effet, ce courant politique, presque rayé des tablettes sous Ben Ali, a-t-il connu une renaissance populaire aussi forte et rapide ? Que représente-t-il aux yeux des Tunisiens pour qu’ils le plébiscitent ? Qu’attendent-ils de ce parti ?
Avant de répondre à ces questions, il serait intéressant de revenir un peu en arrière…
La tentative d’éradication de l’islam politique
Le système répressif sous Ben Ali était vraiment bien huilé. Une vraie machine à casser de «l’islamiste».
Durant cette période, être un musulman pratiquant vous exposait obligatoirement à un petit tour par la case commissariat où vous étiez soumis à un interrogatoire «musclé». Mais si, en plus d’être un musulman pratiquant, vous vous révéliez être un militant politique, alors là vous deveniez irrécupérable pour le système. Il fallait vous supprimer.
Bien sûr, l’élimination physique ne fut pas systématique, mais ce qui vous attendait, hélas, était parfois bien pire. Le militant politique islamiste avait droit à un traitement «médical» de choc. Pour le soigner il était systématiquement soumis à la torture physique. Ensuite, pour s’assurer qu’il ne recommence pas à militer politiquement, on l’astreignait lui et sa famille à une véritable torture psychologique (convocations fréquentes au commissariat, humiliation de toute votre famille, obligation faite aux employeurs de licencier les membres de la famille du militant islamiste, etc.)
Exister en tant que militant islamiste politique en liberté sous Ben Ali était quasiment impossible. Par conséquent, puisqu’il n’y avait pas de militantisme politique et que les mosquées étaient très surveillées, les idées politiques d’Ennahdha circulaient très peu et on n’entendait jamais parler de ce parti ou de ses idées dans la rue.
La crainte d'évoquer ce type de sujets était tellement forte que même des gradés de la police ne voulaient pas en parler. Je me rappelle d’une discussion avec l’un deux en 2006 qui m’avait marqué. Alors que nous marchions seuls sur une plage tunisienne, je voulus comprendre cette phobie de l’islam politique chez le régime. Quelle ne fut pas ma frustration quand cette connaissance m’a immédiatement demandé de me taire en me disant : «Ne parlons pas de ce sujet, et d’ailleurs je te conseille de n’aborder ce sujet avec personne. Ne fais confiance à personne, même pas à moi». J’ai vite changé de sujet mais je n’ai toujours pas compris les raisons de cette forte peur alors qu’il n’y avait personne autour de nous pour écouter la conversation !
Manifestations anti-Ennahdha
Un programme pragmatique et en phase avec la modernité
Alors la question qui vient immédiatement à l’esprit est comment se fait-il qu’Ennahdha, malgré une absence aussi longue sur le terrain politique et dans la rue tunisienne, soit tant populaire ?
Beaucoup vous apporteront une réponse à cette question. Une réponse plus ou moins honnête en fonction de la position qu’ils ont à l’égard de l’islam politique et d’Ennahdha en particulier.
Les détracteurs de l’islam politique vous diront qu’Ennahdha achète ses partisans (paiement des frais de mariage des sympathisants pauvres, achat de nourriture et de vêtements…), qu’Ennahdha est populiste et qu’il surfe sur un retour de l’islam en Tunisie.
Ceux, moins hostiles, vous diront que les longues vacances forcées des «ennahdistes» sur le banc de touche leur ont été bénéfiques pour absorber les règles du jeu démocratique occidental (surtout l’excellent jeu démocratique anglais – une partie des chefs «ennahdhistes» ayant trouvé exil au Royaume Uni). Et qu’Ennahdha a enfin compris que, pour faire de la politique, il fallait proposer non pas un programme pour gagner le paradis mais un programme économique pour gagner des points de croissance, sociétal pour faire évoluer la Tunisie, bref un programme pragmatique et en phase avec la modernité.
Mais sans revenir sur ces deux réponses, il faut bien dire qu’elles sont insuffisantes pour comprendre ce qui se passe. Car, quand on regarde honnêtement la situation, tant les acteurs politiques ennahdhistes que leur programme, on voit bien que rien de miraculeux n’est présenté et que les cadres d’Ennahdha et leur programme n’ont rien d’exceptionnel. En disant cela, je ne critique nullement Ennahdha. Mais l’honnêteté intellectuelle oblige à souligner que si leur programme est plus sérieux que beaucoup d’autres, il est l’équivalent de ce qui est proposé par les deux ou trois grandes formations politiques favorites en Tunisie.
Alors, d’où vient ce fort crédit populaire ? Comment se fait-il qu’une proportion importante des Tunisiens en âge de voter fait plus confiance à ce parti qu’aux autres ?
Ne pas traiter cette question, c’est faire le mauvais diagnostic quant à la montée indéniable de l’islamisme politique dans le monde arabe et par conséquent aussi en Tunisie.
La recherche des valeurs par le peuple
Une partie de la réponse est ailleurs que dans les programmes économiques et est à rechercher du côté des «valeurs». Si le Tunisien espère bien sûr que son pays va enfin connaître un vrai miracle économique lui permettant d’avoir un quotidien meilleur, il veut aussi revoir le retour de certaines valeurs.
Un Tunisien m’a d’ailleurs fait rire il y a quelques jours car lorsque je lui ai demandé ce qu’il voulait pour la Tunisie, il m’a dit «moins de voleurs et plus de valeurs».
Certes le parti islamique tunisien n’est pas le seul à avoir des valeurs. Plusieurs excellents candidats les incarnent aussi comme Mustapha Ben Jaafar ou Moncef Marzouki. Mais Ennahdha a construit une grande partie de son programme sur le respect des valeurs et le retour à plus de moralité en Tunisie au travers de la lutte contre la corruption, la promotion de l’égalité entre tous les citoyens, la lutte contre les «voleurs au sein de l’Etat», etc.
Il faut bien comprendre que la grande majorité des Tunisiens n’ont jamais touché du doigt le miracle économique tunisien et n’ont connu que le mirage économique et la descente aux enfers de la société tunisienne.
Pendant vingt trois ans, les Tunisiens ont perdu leurs repères et leurs valeurs tant traditionnelles que civiles.
La confiance n’existe presque plus dans la société tunisienne. Le lien social est rompu. Normal, tout le monde a trompé tout le monde et tout le monde a surveillé tout le monde. Le nombre d’indicateurs («sababas») est énorme. Inutile ici aussi de rappeler les mensonges quotidiens des journalistes qui désinformaient les citoyens. Les vols qui sont devenus monnaie courante. La prostitution qui a explosé. Les escroqueries, même entre membres d’une même famille, qui sont nombreuses. L’Etat qui enfonçait le citoyen au lieu de l’aider. Le policier, censé protéger, qui était devenu une menace à éviter à tout prix. La corruption qui, à tous les échelons, était la règle. Même l’imam censé donner l’exemple n’était plus une référence.
La seule valeur qui dominait était : «Sois plus malin que ton prochain et n’hésite pas à l’écraser si tu veux réussir». La Tunisie est devenue une vraie jungle sans foi ni lois.
Certes, me direz-vous, tous les pays connaissent un tant soit peu ce type d’évolution. Oui, d’accord mais ceux qui connaissent bien la Tunisie ont vu celle-ci s’enfoncer dans des habitudes exagérément mauvaises.
Rompre avec un système sale et mafieux
Dans l’ancien système, les dirigeants se comportaient comme des mafiosi. Ils ne servaient pas l’Etat et le peuple mais se servaient de l’Etat pour s’enrichir contre le peuple. L’exemple qu’ils donnaient était calamiteux.
C’était les premiers à se comporter comme des voyous. Un dicton énonce que «l’exemple vient d’en haut» et leur exemple était malsain. Le comportement de ces dirigeants s’est peu à peu diffusé à tous les niveaux de la société. Partout la corruption et le vice se sont installés. Tout est devenu achetable. Aussi bien le corps d’une pauvre jeune fille du sud de la Tunisie qui est venue dans le nord faire bonne fortune pour aider sa pauvre famille que le journaliste qui vend sa plume au plus offrant. Les valeurs d’honnêteté ont été piétinées.
Ennahdha a tout de suite été perçu comme une «rupture» par rapport au passé. Les Tunisiens ont sans doute tout de suite adopté Ennahdha parce que ce dernier était l’ennemi du régime de Ben Ali. Mais, surtout, Ennahdha, dès le début, à tort ou à raison, a représenté aux yeux d’une partie du peuple le retour vers plus de moralité, de droiture et de justice. Vers plus d’exemplarité au sommet de l’Etat. Vers une plus grande exemplarité des dirigeants. Et ce n’est même pas une question de religion, c’est une question de recherche de sens et de valeurs.
Si l’on veut objectivement comprendre la réussite du mouvement islamiste, il faut donc aussi se situer sur ce terrain des valeurs et des règles morales. Occulter cet aspect, c’est faire une erreur fondamentale dans le diagnostic du succès politique du mouvement islamiste.