Dr Bensedrine Lamjed* – Malgré toutes les manœuvres orchestrées, les Tunisiens sont en mesure d’imposer l’émergence d’une Assemblée constituante composée, en majorité, d’authentiques patriotes.
Le risque de saper le processus révolutionnaire dénoncé par la jeunesse tunisienne, autant que par les vrais amis du peuple tunisien, se précise avec une préoccupante acuité ; et ce, à mesure que s’approche l’échéance de l’élection de l’Assemblée constituante – dans une ambiance de démobilisation – et que se dévoile la volonté de certaines chancelleries occidentales, de maintenir la Tunisie dans le périmètre consacré aux «bons élèves», moyennant quelques «privilèges» (statut accordé par la Commission Européenne, ou promesses de prêt de la BM et du Fmi).
Récupération de la révolution et exclusion de la jeunesse
Une scandaleuse collision est observée entre l’oligarchie politico-financière, et une élite – formatée dans les écoles françaises ou anglo-saxonnes, aussi prétentieuse que stérile, et qui fut le support, voire le paravent dont la mafia continue à se servir, pour conserver les leviers du pouvoir. Cette élite (à quelques rares exceptions), même quand elle apparaissait dans une posture d’opposition, s’est largement impliquée dans le processus de récupération du pouvoir, et d’exclusion de la jeunesse révolutionnaire.
Par-delà la naïveté feinte ou réelle des uns, et les calculs sordides des autres, quels sont les enjeux réels et les leviers de la dynamique politique actuelle en Tunisie ?
L’espace public a été inondé par des débats subalternes, enrobés dans une phraséologie révolutionnaire, et décliné en slogans creux («modernité», «liberté», «égalité», «démocratie»...) que les apparatchiks de l’ancien régime n’ont pas manqué de reprendre à leur compte, allant jusqu’à soutenir (sans retenue) qu’ils étaient, eux aussi, victime de la persécution de Ben Ali (?!).
En dépit des déclarations de non ingérence, les puissances impériales et leurs alliés n’ont cessé de multiplier les initiatives et les financements – plus ou moins occultes – pour «accompagner» les Tunisiens dans la «construction de la démocratie», en nous indiquant le mode d’emploi, au nom d’une amitié qui, il y a si peu de temps, était accordée au mafieux et à ses sbires.
Le but déclaré et la portée de la révolution tunisienne seraient-ils réduits à la revendication de changement du système de gouvernance ?
La «démocratie», servant de faire-valoir aux uns et de leitmotiv aux autres, serait-elle la finalité du processus révolutionnaire ?
Faux clivage laïques/islamistes et alliances douteuses
La pauvreté du débat de fond – à quelque rares exceptions, peu médiatisées – a enfermé cette période préparatoire à l’élection de l’Assemblée constituante, dans un jeu d’affrontement rééditant les mêmes lignes de démarcation installées par Ben Ali et ses maîtres : pour ou contre les islamistes ; ce qui a largement contribué à stériliser la réflexion, enfermant la dynamique d’innovation et de renouvellement de la société, à un clivage laïques/islamistes, qui ne fait que le jeu de ceux qui cherchent à excentrer les vrais débats d’avenir, et installer une confusion sur les vrais ennemis de la révolution. Lesquels ennemis, n’ont pas manqué de rééditer leur discours, en surfant sur cette vague pour contracter des alliances à peine voilées, avec des formations politiques, jadis opposées à Ben Ali ; cette ex-opposition n’a eu aucun scrupule à faire le jeu de l’ancien régime, avec une sordide avidité pour les lumières et le pouvoir, au mépris de l’extraordinaire opportunité historique offerte au pays, au prix de tant de souffrances.
Dans le même temps, un nombre important de ceux qui ont libéré leurs langues – autrefois silencieuses, ou bien châtiées – n’ont cessé d’investir les médias, dont la chaîne Nesma (appartenant à un trio édifiant : Silvio Berlusconi, Tarak Ben Ammar et les frères Karoui), qui a vu le jour avec la bénédiction de Ben Ali, et qui ne s’encombre d’aucun scrupule pour alimenter les débats subalternes et partisans, se faisant le relais de la propagande publicitaire, et appuyant, sans retenue, certaines formations politiques néolibérales.
La fenêtre historique exceptionnelle offerte aux Tunisiens ne peut se réduire à la réalisation d’un simple toilettage du pouvoir politique, et de la tenue d’élection «démocratique», comme le souhaiteraient les opportunistes, et certaines chancelleries occidentales ou orientales.
La vraie élite est issue des régions déshéritées
Cette ambition minimaliste, adoptée par cette élite intellectuelle incapable de penser un projet d’avenir, témoigne de son acharnement à préserver le statut de référent, alors même que la révolution tunisienne a instauré une réalité inédite : elle n’obéit à aucun leadership idéologique ou politique, et elle se réclame ouvertement d’une volonté de se libérer de tout type d’allégeance.
Par la lucidité de ses mots d’ordre, autant que par sa capacité à saisir les vrais enjeux nationaux et internationaux, la jeunesse révolutionnaire, issue des régions déshéritées, s’est révélée être la vraie élite, porteuse d’un vrai projet de société. Ce projet n’entend pas uniquement se débarrasser des structures politiques dictatoriales, mais entend se libérer de toutes formes d’hégémonie ou d’aliénation culturelle, économique ou politique ; et c’est elle qu’on s’obstine à exclure ou à récupérer, systématiquement.
Cette jeunesse révolutionnaire est porteuse de revendications et d’un élan, qui débordent largement le cadre de notre modeste pays, pour s’inscrire dans une dimension universelle, en réponse à la crise civilisationnelle à laquelle le monde est aujourd’hui confronté.
La situation observée depuis la fuite de Ben Ali, s’apparente à une étrange mise en scène : des personnalités, sans aucun lien avec la révolution, se trouvent au devant de la scène publique, ou à la tête de tous les leviers de commande de l’Etat, sans aucun contrepoids ; la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution (Hiror) a été confiée par les proches de Ben Ali à Yadh Ben Achour, dont le parcours et les orientations idéologiques sont loin d’être irréprochables ou qui n’est crédité d’aucune approbation par les forces révolutionnaires ; sa qualité principale est d’être bien vu par Paris, et par l’oligarchie locale.
La stratégie concoctée par les puissances impériales, et exécutée par un réseau de valets en col blancs, n’échappe à personne : empêcher l’émergence d’un modèle de société alternatif menaçant la légitimité du modèle démocratique néolibérale dominant. Outre quelques avantages économiques (non négligeables), la position géostratégique de la Tunisie est au cœur des préoccupations des puissances hégémoniques : elle a été, du temps de Ben Ali, exhibée comme modèle exemplaire, servant à drainer les choix économiques du monde arabe et africain.
Contre-révolution et ordre et les privilèges établis
Cette stratégie, suivie pour verrouiller tout risque de voir le processus révolutionnaire mettre en péril l’ordre et les privilèges établis, s’est initialement matérialisée par une offensive implacable contre la jeunesse révolutionnaire, pour empêcher, coûte-que-coûte, la tenue du 3e sit-in de la Kasbah, par une répression digne des pires instants de la dictature, sous-tendue par une propagande relayée par une large frange de l’élite agitant l’épouvantail du risque de «vide politique» ; l’objectif étant de saper l’élan révolutionnaire et morceler le mouvement populaire, en prenant soin de susciter des mouvements de revendications salariales, afin de créer un climat d’instabilité et de crise, menaçant la stabilité du pays.
Dans le même temps, on assiste à une série d’événements critiques, dont la concordance ne laisse place à aucun doute sur leur caractère planifié (fuites concomitantes de prisonniers à la suite d’incendies survenant dans plusieurs prisons du pays ; actes de vandalisme ; laxisme voyant face à la délinquance financée par les récalcitrants du Rcd ; déclenchement de conflits dans les zones rurales, en les connotant d’un caractère tribal…)
Le deuxième axe de la stratégie mise en place avec l’appui «technique» d’experts d’une chancellerie occidentale, s’est matérialisé par l’élaboration du code électoral, que Yadh Ben Achour a réussi à faire adopter par une assemblée, dont la constitution (élaborée dans les coulisses de l’ancien régime), autant que la composition, laisse l’observateur pour le moins dubitatif. Cette instance, se proclamant préservatrice des acquis de la révolution, relève plutôt d’un patchwork où cohabitent quelques authentiques patriotes – en guise de faire-valoir – au milieu d’une foule de personnalités dont la légitimité est plus que discutable, et dont le nombre offrait une confortable marge de manœuvre à son président désigné (Yadh ben achour) dans la réalisation des manœuvres politiques, sous couvert de pseudos votes, dont le ridicule n’a pas manqué d’être relevé par un blogueur qui l’a qualifié «de croyant non pratiquant» en écho à sa déclaration sur une radio française «ma religion est la démocratie» (sic !).
Un mode électoral sur mesure
Ce mode électoral imposé (scrutin majoritaire à un tour sur la base de la représentation proportionnelle et aux plus forts restes) vise un double objectif : d’une part, réduire le poids réel du parti Ennahdha (crédité d’au moins 30% des intentions de vote, et qui suscite l’effroi de Paris et de ses protégés à Tunis), et d’autre part, saper l’expression de la volonté populaire, en la soumettant au prisme des partis, qu’on a pris soin de multiplier ; autorisant l’éclosion de tous les opportunistes et anciens du régime sous de nouvelles bannières et à l’aide d’autres paravents, permettant de ce fait l’interférence agissante des financements plus ou moins occultes, qui n’ont pas manqué de polluer le paysage politique, aggravant son illisibilité pour le citoyen.
Cette cacophonie délibérée offrait une plus grande latitude à la police politique (revigorée grâce à l’appui et la protection du gouvernement provisoire) d’engager des opérations de ratissage ciblant les jeunes révolutionnaires les plus actifs, pour les soumettre à l’intimidation, voire la torture, ou à l’enrôlement forcé dans l’armée.
Le troisième axe de la stratégie fut de multiplier les contrats (non dévoilés au public et dès le début de la période transitoire), avec des firmes étrangères bénéficiant d’avantages prohibitifs, pour plomber toute velléité de se libérer de l’emprise des finances qui dominent le monde, et poursuivre la dilapidation des biens nationaux.
Par ailleurs, le gouvernement provisoire s’est dépêché de répondre à l’offre d’endettement en présentant un programme de développement (élaboré hâtivement) qui se place dans la continuité des choix de l’ancien régime (dont une partie a été déjà contractée) et ce, au mépris de la volonté populaire et de toutes les forces patriotiques. Cet empressement surprend d’autant plus qu’il intervient à quelques semaines de la formation du futur gouvernement issu des urnes, et censé définir le projet de développement du pays, et donc, ses besoins en financement.
Préalablement, et alors que le pays faisait face à des besoins urgents, le gouvernement provisoire décide, avec un reflexe pavlovien, d’honorer une échéance de remboursement d’une dette dans des conditions historiques révolutionnaires, qu’un gouvernement de transition digne de ce nom n’aurait jamais consenti. Il en aurait exigé pour le moins le report et le réexamen, pour des considérations difficilement contestables. Ceci, sans s’attarder sur la mollesse avec laquelle le gouvernement provisoire s’est attelé à la tâche de rapatrier les biens spoliés par les mafieux au pouvoir, ou réduire l’impunité dont continuent de bénéficier plusieurs criminels, dans la sphère politique ou économique.
La manœuvre du référendum pour ligoter la Constituante
Au même moment, on peaufinait les tractations pour une poursuite des prolongations du gouvernement provisoire, une tentative de faire admettre un referendum concocté par le staff de M. Caid Essebsi en synergie avec M. Ben Achour et tentait une dernière manœuvre visant à limiter, par voie de referendum, les prérogatives de l’Assemblée constituante. Comble du ridicule : voilà des illégitimes qui désirent exercer leur autorité sur une assemblée élue et souveraine ?!! La tentative d’obtenir l’adhésion des principaux partis, en lice à cette sournoise manœuvre, s’est soldée par une vive opposition, les obligeant à se rétracter, devant les risques de discrédit et de remobilisation de la rue.
L’objet de ce rappel des manœuvres visant la récupération et la domestication du mouvement révolutionnaire en Tunisie (comme ailleurs en Egypte ou en Libye) ne vise qu’à mettre en perspective les données que chaque citoyen doit garder à l’esprit, pour faire face aux défis qui menacent notre avenir commun.
Malgré la bonne volonté et l’honnêteté incontestable de Kamel Jendoubi (qui préside la commission électorale), nous assistons à une authentique mascarade à laquelle participent tous les partis, à quelques rares exceptions, avec un déploiement éhonté d’une campagne dominée par un show d’une formation politique à peine née (l’Upl) menée par d’illustres inconnus affairistes, liés à des parties occultes, sans que le gouvernement ne bouge un doigt pour stigmatiser ou sanctionner ces pratiques scandaleuses. Mais, in fine, ces opportunistes ne jouent-ils pas le jeu de la «démocratie» qui demeure, dans les pays référents en la matière, dominée par l’argent et ceux qui le détiennent ?
Face à ces viles manoeuvres, et à la dérive mercantile du processus électoral ; face à cette atomisation du paysage politique, et au monopole quasi exclusif du paysage médiatique par l’oligarchie locale – qui assure son emprise totale sur le gouvernement Caid Essebsi – quelle marge de manœuvre reste-t-il, pour porter à son terme le processus révolutionnaire ?
Certes, les initiatives de résistance citoyenne s’observent, ici et là, mais force est de constater qu’elles demeurent dispersées, quant elles ne sont pas polluées par des égos, ou des narcissismes irrecevables.
Cette révolution – par-delà ses spécificités – n’est-elle pas censée réaliser une rupture totale avec le régime néocolonial dictatorial, et mettre en œuvre le projet de société susceptible de générer un nouveau mode de gouvernance et un système économique et politique innovant, dont la portée pourrait être universelle ?
Cette modernité, tant vantée (jusqu’à figurer dans les slogans de bon nombre de parti, avec une réédition du suivisme aveugle), n’a-t-elle pas réduit l’être humain à un simple animal consommateur, jusqu’à l’intégrer au marché, au titre de marchandise ? N’a-t-elle pas détruit l’environnement, au mépris de l’ensemble de la communauté humaine ?
Cette civilisation moderne n’a-t-elle pas réduit les réserves de la planète, en les spoliant avec une intensité inégalée, au nom du Dieu argent et du sacro-saint profit ?
Rien ne peut permettre à ces misérables de triompher d’un peuple, quels que soient leurs appuis, si ce n’est l’abandon du destin de nos enfants, entre leurs mains.
J’avais eu l’occasion de faire observer qu’aucune dictature ne pouvait se maintenir sans la complicité de l’élite ! C’est pourquoi j’ai, depuis longtemps, défendu l’idée que l’ère des droits de l’homme était révolue. Il faudrait lui substituer le paradigme de la prééminence des devoirs humains sur les droits, comme garant de la dignité et de la destinée d’être humain. La révolution tunisienne, en atteste : ce n’est pas en réclamant ses droits auprès d’instances nationales ou internationales que le peuple tunisien a pu briser ses chaines ; c’est en assumant son devoir de s’élever contre l’avilissement et la dictature, que sa volonté s’est imposée.
Pour le rétablissement de la souveraineté, spoliée, du peuple
La réclamation des droits est une posture qui place le citoyen en tant que subalterne du pouvoir, avec ce concept sournois de «société civile».
La posture du devoir place le citoyen en tant qu’acteur maître de son destin ; et le pouvoir, dans sa position légitime, d’exécutant de la volonté populaire.
Les devoirs conditionnent la pérennité des droits ; l’inverse est un non-sens historique (la question palestinienne en est un retentissant témoignage).
La garantie de la liberté et de la dignité du citoyen ne peut être assurée par une institution quelle qu’elle soit, mais procède de la responsabilité directe de chacun ; à la condition qu’il soit doté d’une culture et d’une éducation, que la société se doit de transmettre à tout citoyen, pour qu’il se sente investi des devoirs humains, particulièrement celui qui lui impose de s’élever contre toute forme d’injustice ou de tyrannie, d’où qu’elle émane !
Il s’agit d’un défi qui impose la refonte de tout le système éducatif, culturel et médiatique, qui doit être à la base du projet de société, que la future constituante devrait consacrer. Cela nécessitera un débat de fond, et un temps pour sa concrétisation. Mais, pour ce faire, il est impératif d’envisager la prochaine échéance électorale comme seule voie pacifique de rétablissement de la souveraineté du peuple, qui demeure spoliée. Malgré toutes les manœuvres et les handicaps soigneusement orchestrés, les Tunisiens sont en mesure d’imposer, par leur mobilisation impérative, l’émergence d’une Assemblée constituante composée, en majorité, d’authentiques patriotes représentatifs de la diversité du pays, en faisant barrage, par les urnes, aux opportunistes de tous poils, ou aux multiples représentants déguisés de l’ancien régime.
Chacun de nous est responsable, voire coupable – à quelque degré que ce soit – de ce qui est advenu dans notre pays, et de ce qui en adviendra.
* Président de l’association Afeq Al-Mouwatana.